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Les singes savants du Docteur T

mardi 1er septembre 2015, par Valentin.

Quelques réflexions sur l’irruption des pianos dans les espaces publics urbains occidentaux.

Tu es soutier dans le département animation/communication d’une ville de taille moyenne ? Tu veux prouver que tu es branché et dynamique ? Toi aussi, mets des pianos dans la rue !

 They live

« Pianos des villes, pianos des champs », « Play me, I’m yours », « Keys to the cities », « Pianos on the street », « Public piano project », « Glasgow piano city », ou plus près de nous « Pianos en gare SNCF » : depuis une décennie, l’on ne compte plus les initiatives visant à abandonner des pianos aux mains du public dans l’espace urbain.

L’objet précis de cet démarche, d’ailleurs, reste à déterminer : vague projet artistique conceptuel ? Revalorisation du lien social ? Popularisation de la culture savante et réappropriation des pratiques artistiques ?

L’opération, c’est certain, fournit aux collectivités un alibi culturel bon marché (du moins en ce qui concerne l’investissement initial ; pour l’entretien c’est un autre problème), une animation socio-cul’ à bon compte et un excellent outil de com’ (photographié sur papier glacé, personne ne vous entend jouer faux). En un mot : le hype.

 You say music instrument, I say ideologem

Si l’on peut évidemment saluer le côté attrayant (ou plus exactement « sympâ », dirait son cœur de cible) de l’opération, cela n’empêche pas de s’interroger sur ses présupposés et notamment sa dimension impérialiste : de tous les instruments dits classiques, le piano est-il celui qui a le plus besoin de se faire connaître ? de toutes les musiques voulant vivre et se répandre, la musique (principalement occidentale) pour piano est-elle la moins favorisée ? pour tout genre ou langage musical, le prix de la légitimation sociale est-il d’être jouable au piano ? de tous les groupes sociaux à même de s’exprimer par de la musique, celui des amateurs de piano est-il victime de la plus grande relégation ? et même à supposer (c’est effectivement le cas) que des citoyens de toutes origines et de tous rangs puissent se saisir d’un clavier, lesquels sont le plus susceptibles d’être mis en valeur (« distingués », dirait Bourdieu) par une telle opération ?

Du reste, l’invasion des pianos de rue touche (à ce jour) exclusivement le monde occidental et les pays dominants ; au sein de ces pays, les villes les plus attractives, et même à l’échelle des villes, les quartiers les plus « dynamiques » (c’est-à-dire les plus gentrifiés, dont ils dessinent même une carte parfaitement identifiable). Plus précisément, ils sont une stratégie de choix pour les villes désindustrialisées, en pleine reconquête démographique (Birmingham et Glasgow en constituent de bons exemples).

Ce qui me frappe dans ce processus, c’est combien le piano semble condamné à rester davantage un signe qu’un moyen d’expression sensible. Automatisme esthétique qui pollue d’ailleurs jusqu’aux artistes eux-mêmes : je ne saurais dire combien de fois des chanteurs/chanteuses ou autres commanditaires ont tenu à me mettre entre les mains un clavier électronique (hin, hin, hin) plutôt que l’instrument qui est le mien, au motif que « ah non, on ne va pas faire chant-piano, c’est trop marqué ».

« Marqué » ? Mais marqué quoi ? J’y vois là un degré d’intelligence artistique à peu près aussi primaire qu’un directeur de casting qui ne prendra pas pour son premier rôle un acteur non-blanc car ce serait « trop ethnique », ni une femme car ce serait « trop sexué ». Et c’est ainsi que s’entretiennent les stéréotypes musicaux : un bout d’accordéon pour suggérer la France, quatre notes pour la Chine, et ainsi de suite.

  Big brother, meet Little brother.

Autrefois signe par excellence de la bourgeoisie, le piano devient maintenant signe de dynamisme urbanistique — mais sont-ce vraiment deux choses différentes ? Bac à sable culturel pour classes moyennes supérieures, le piano de rue ne saurait faire oublier combien l’espace urbain a été odieusement militarisé, orwellisé et rendu intentionnellement hostile à l’égard de toutes les « populations » insuffisamment blanches ou fortunées pour y être désirables.

Dans cette guerre de relégation sociale, l’espace sonore est, précisément, un enjeu essentiel. L’environnement musical prend ainsi une dimension particulière : si nous savons que la musique est utilisée depuis très longtemps comme arme offensive sur les champs de bataille, comme arme psychologique auprès de la population civile (et depuis un peu moins longtemps comme instrument de torture, grâce à la très bienfaitrice armée américaine), de nombreux acteurs urbains publics et privés ont, l’air de rien, commencé depuis quelques années à retourner l’environnement musical quotidien contre certaines parties de la population. (Ou pour parler en bonne novlangue, contre certaines populations.)

En pointe dans les opérations destinées aux bons citoyens civilisés d’un certain âge (« Votez par Internet pour choisir librement l’ambiance musicale de votre gare ! Les options sont : Mozart, Chopin, Vivaldi, Scarlatti, Lully, Marais et Beethoven »), la SNCF s’est un jour malencontreusement rengorgée de ce que diffuser de la musique légitimée lui permet de « rétablir l’ordre » à l’encontre de « ces groupes de personnes [qui] utilisent les gares comme des lieux de squat[...]. Figurez-vous que ça marche ! Soumettre ces personnes à des airs auxquels elles ne sont pas habituées a le mérite de les faire fuir. »

Et l’on peut alors décrire le déploiement récent de pianos dans les gares françaises en de tout autres termes : plutôt que d’instituer elles-mêmes un espace sonore hostile aux sous-humains indésirés,... elle en sous-traite la colonisation. Se retrouve ainsi à l’œuvre le même processus de crowdsourcing du totalitarisme que celui qui conduit à préférer laisser les gens se filmer les uns les autres avec leurs téléphones plutôt que de mettre des caméras dans toutes les rues.

Encore qu’en pratique, l’un s’ajoute volontiers à l’autre.

 Let’s face the music and dance

Mais ne boudons pas notre plaisir : il y a des pianos dans les rues et dans les gares, et c’est tant mieux.

C’est enfin l’occasion de tordre le cou, s’il en était besoin, à cette idéologie du Son en boîte qui verrait volontiers le clavier électronique se substituer aux pianos, et la musique pré-enregistrée à la musique jouée sur place ; c’est également une réhabilitation (quoique très imparfaite) du piano-de-monsieur-tout-le-monde, par opposition aux instruments de concert qui seuls vaudraient la peine de s’y intéresser.

Au-delà du piano en tant que signe, toutefois, il faudrait s’intéresser à ce qu’on y joue. Sans surprise (du moins pour un professeur de piano), il s’agit quasi-unanimement de musique prémâchée, rabâchée, de tous ces tubes d’hier (catégorie très large allant de La Lettre à Élise à La Valse d’Amélie ; du reste la plupart des élèves s’avèrera incapable de vous dire lequel précède l’autre) et d’aujourd’hui : chansons pour adolescentes, films pour adolescentes, jeux vidéo et autres babioles plus ou moins japonisantes. De temps à autre un(e) enfant s’assied sagement (couvé-e du regard par ses parents) pour y faire la démonstration de ses progrès ; ou bien ce sera un quarantenaire d’allure impassible mais dont les doigts trahissent une certaine fébrilité, qui s’emploie à convoquer tant bien que mal ses vieilles habitudes de pianiste de bar à la petite semaine. D’une façon comme d’une autre, la musique fait partie de la vie, s’inscrit dans le paysage quotidien, et c’est nécessairement une excellente chose.

Ce qui me frappe finalement, c’est combien ces pianos publics tendent à être utilisés — semble-t-il — comme outils de reproduction plutôt que comme instruments créatifs. Même les personnes qui s’asseyent pour « improviser », ne font en général qu’aligner quelques enchaînements harmoniques tout-prêts, dans des formules rythmiques et instrumentales qui n’ont rien de personnel ni d’original ; je n’ai jamais entendu, par exemple, quelqu’un oser s’exprimer sous forme de cluster ou d’agrégats purement rythmiques. Sous le regard (distrait) des passants, les personnes s’installant au piano ne le font qu’avec une grande prudence, ou bien en s’employant à se conformer à l’image d’un pianiste « conventionnel ». Il s’ensuit également que les personnes qui osent s’asseoir un instant devant le piano ne sont que, pour l’écrasante majorité, des personnes ayant déjà fréquenté des claviers de façon plus ou moins assidue : l’on comprend alors que les espoirs de démocratisation, d’accessibilité et de découverte partagée par tou(te)s se révèlent très illusoires.

D’un point de vue plus purement artistique, le piano se retrouve ainsi, une fois de plus et à son corps défendant, employé comme rouleau compresseur de la mondialisation acculturante et uniformisatrice. Il embrigade involontairement chaque contributeur, annonant sagement, comme un bon petit soldat du Docteur T, une poignée de variations de la même musique.

Occasion déplorablement manquée : si ces milliers de pianos de par le monde n’étaient pas utilisés par des animaux savants reproduisant fidèlement ce que leur ont inculqué l’imaginaire musical collectif et les prescripteurs socio-culturels... mais comme outil de création, qui sait quelles musiques inouïes, quelles techniques de jeu inimaginables, quelles expressions nouvelles l’on pourrait finir par entendre un jour, au hasard ?

Tel est le corollaire de la célèbre expérience théorique qui consisterait à laisser des machines à écrire à des milliers de singes en attendant que l’un d’entre eux en vienne à écrire accidentellement un sonnet de Shakespeare : avant que ce singe n’y parvienne, d’innombrables de ses congénères se seront sûrement révélé, dans l’intervalle, être les talentueux écrivains de passionnants ouvrages inédits. Même les gros pâtés faits spontanément sur le papier par un singe particulièrement énergique, en toute méconnaissance du langage et du maniement technique de la machine, me sembleraient plus expressifs et intéressants que le sonnet bien proprement mis en page, reconstitué par accident.

Amis singes, libérons-nous des conventions sociales et de l’art légitimé. Amis singes, allons taper sur les pianos de rue, de toutes les façons qui nous siéront. Amis singes, faisons du bruit et méconnaissons les bienséances. Amis singes, apportons, dans les rues et les gares ,tout ce qu’il nous plaira d’y apporter. Jouons toutes les musiques, entendues ou non, pensées ou non, au piano ou non.

Singes, libérons-nous des signes.

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