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Les courbes de Générations

samedi 1er octobre 2011, par Valentin.

Petit exercice de sémiologie de bazar, à l’occasion d’une campagne de pub pour le... hip-hop.

En général, je tâche de ne pas trop me préoccuper de sémiotique visuelle, je laisse ça à d’autres. Mais ce matin, en revenant de mes cours (enfin, en revenant prématurément fautes d’élèves — je m’étais trompé de jour), je suis tombé sur cette affiche dans le RER. (Il faut l’imaginer en beaucoup plus grand, bien sûr.)

J’ai mis un moment à comprendre qu’il s’agissait d’une réclame pour une station de radio, Generations (oui, sans accents, je sais), qui s’écoute sur la bande FM et plus spécifiquement à la fréquence 88.2. Radio que je découvre ce faisant.

Générations (je remets les accents, si vous le voulez bien), c’est la radio du rap (il parait qu’on dit Hip-Hop, de nos jours, enfin, c’est un sous-ensemble), c’est la radio des djeunz et des quartiers (sous-entendu : déshérités). Bien qu’ayant grandi dans une banlieue défavorisée, je ne suis pas proche de ce langage d’expression artistique (en partie musical, en partie textuel) ; raison pour laquelle, sans doute, je n’avais pas entendu parler de cette radio à ce jour. Ce qui ne veut pas dire, pour autant, que je m’en désintéresse : j’avais notamment consacré quelques pages au rap dans mon étude de juillet 2010 sur les banlieues essonniennes.

Mais revenons à l’affiche.

Ma première réaction en comprenant qu’il s’agissait en fait d’une radio, est celle du vieux con qui sommeille en moi depuis mon âge le plus tendre : « berk, encore un truc pour les jeunes ». (À l’âge de 27 ans, il y a déjà une quinzaine d’années que l’expression « connards de jeunes » fait partie de mon vocabulaire quotidien.)

Ma deuxième réaction, en revanche, est de noter que les fondateurs de ladite radio ont eu l’intelligence de la baptiser « Générations » au pluriel : leur projet n’est donc pas de s’adresser à « la » génération hip-hop, mais de montrer qu’il n’y a aucune raison que ce mouvement culturel doive se limiter à une seule génération (ni, par extension, à une classe sociale déterminée).

Oui, c’est fou combien ça peut être lourd de sens, un simple pluriel. Illustration s’il en faut, cette manie de la radio France Musique à se rebaptiser France Musiques pour « faire jeune » ; le pluriel est souvent un moyen peu onéreux de saupoudrer son image de marque d’un pluralisme de façade, d’une « diversité » à deux sous. Cependant dans le cas de Générations il n’en est rien : une petite recherche m’apprend rapidement que cette radio de hip-hop est née en 1992... dans un hôpital gériatrique.

Je redis : cette radio de hip-hop est née dans un hôpital gériatrique.

Pour ses fondateurs même, c’est une histoire de famille (la famille Laforestrie, en l’occurrence) — et, précisément, de générations. Et à ce stade, nonobstant ma réticence atavique envers 1) la culture « jeune » 2) la culture « de masse » 3) les radios commerciales... j’avoue qu’ils commencent à me plaire, ces gens-là.

Particulièrement lorsque je découvre qu’ils ont aussi une démarche politique digne de ce nom (c’est-à-dire une qui rassemble le corps social au lieu de le diviser). Même si parfois formulée dans des termes euh... surprenants (le « pacte générationnel » ! le « battle citoyen » !), leur initiative n’a vraiment rien du coup de pub déguisé. Et quand bien même elle en serait un, ce serait le plus sensé que nous ayons vu ces vingt dernières années.

Mais revenons à l’affiche (bis). Dont j’ai trouvé sur le Web une version plus développée :

Du blanc sur fond noir, des gros caractères (au moins on aura échappé au slab serif) : la codification est clairement celle d’un discours militant, underground, rien de très original dans le milieu rap. J’apprécie quand même le dépouillement de la chose : pas d’effets graphiques (genre éclaboussures ou usure), pas d’illustration, pas de super-logo-stylé, rien que le strict minimum. (Pour cette seule raison je tolèrerai l’absence d’accents.) Et le strict minimum, c’est cette silhouette. Très mal fichue, il faut dire : de travers, arrondie de partout, pas vraiment distincte.

C’est justement cette imperfection qui rend cette silhouette expressive, qui fait exister en elle un personnage. Je parle d’imperfection, non pas intrinsèque, mais au regard de nos canons « civilisés », qui privilégient la verticalité et les lignes droites (au besoin soulignées par l’usage de cravates, ou dans un imaginaire plus ancien, de haut-de-forme ou canne) :

Ce que rejette cette silhouette « hip-hop », c’est donc non seulement la culture classique, mais l’ensemble du monde légitimé. Aux formes « bien propres sur soi », le lascar de banlieue que veut réintroduire dans le paysage culturel la radio Générations, oppose les courbes, la grossièreté des formes (on imagine, plus qu’on ne devine, un blouson épais, un gros pantalon baggy, un bob en guise de couvre-chef). Et surtout, surtout, l’attitude : ce déséquilibre, c’est non seulement celui d’une génération et d’un milieu social qui s’est résigné à ployer l’échine, mais c’est aussi la posture penchée en avant du rappeur qui s’adresse à son public, de celui qui a quelque chose à dire.

Cette opposition de formes m’en évoque une autre : celle de la danse. La danse contemporaine, telle qu’elle apparaît dans la première moitié du XXesiècle, c’est le rejet de la danse dite « classique » : son culte de l’a-corporel, des formes anorexiques graciles et éthérées, des figures toutes en l’air (pointes, ports de bras), céleste plutôt que terrestre. À ce culte (contraignant et, par certains aspects, déshumanisé, la danse contemporaine a tenté d’opposer un langage beaucoup plus terrestre (voire tellurique), proche du sol, et où la rondeur (notamment des corps) n’est plus indésirable.

Aujourd’hui, c’est la danse contemporaine elle-même qui, devenue culture (ô combien) légitimée, peine à exister sous les assauts de la danse hip-hop toujours plus répandue dans les sphères dites « amateur » de la société — en attendant que le hip-hop devienne la danse de salon de demain (les années Lang nous en ont laissé entrevoir la possibilité), récupéré comme l’ont toujours été les danses populaires (particulièrement de mauvaise réputation) : sarabande, forlane, tango... et même la valse.

Bref, la roue tourne... et la ségrégation sociale reste.

Bon vent, Générations.

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