Accueil du [Site] > Écriture > Musique de chambre > Arkipel

Arkipel

pour quatre contrebasses

mardi 17 janvier 2017, par Valentin.

Cette partition pour quatuor de contrebasses a été écrite à l’automne 2016, dans un style un peu inhabituel pour moi.

  Sommaire  

D’une durée d’environ dix minutes, cette pièce est instrumentée pour quatre contrebasses dont deux accordées en accord soliste — c’est-à-dire un ton plus haut. Elle a été lue pour la première fois en public à l’occasion d’une « journée de la contrebasse » le 14 janvier 2017 au conservatoire de Saint-Maur des Fossés (94), par Thierry Barbé, Marine Clermont, Jérémie Decottignie et Jeanne Bonnet ; qu’ils et elles en soient remercié(e)s ici.

Voici un enregistrement réalisé à cette occasion (le quatuor n’ayant répété qu’une seule fois, je m’étais vu proposer de battre la mesure pour les aider — étant bien entendu que je ne suis pas chef d’orchestre et que je n’ai jamais pratiqué cette discipline).

« Arkipel », pour quatuor de contrebasses
Licence Art Libre © Valentin Villenave, 2016
« Arkipel » — parties individuelles
(Les deux premières contrebasses sont accordées un ton plus haut.)

 Historique

[Cliquez pour déplier.]

J’ai déjà raconté (en plusieurs occasions) de quelle façon j’ai eu l’occasion de faire la connaissance ces dernières années de Thierry Barbé, qui est non seulement un très grand contrebassiste mais un excellent musicien au-delà de son instrument. Or Thierry Barbé participe très régulièrement à toutes sortes d’événements destinés à faire mieux connaître la contrebasse, et en suscite parfois lui-même (notamment une convention internationale qu’il a organisée en 2008 au CNSM où il est professeur).

Début 2016, il me fit part de son projet d’organiser une journée de concerts, d’envergure relativement modeste, ouverte à des élèves de tous niveaux et âges (en accueillant notamment l’orchestre de contrebasses qu’anime Émilie Postel-Vinay dans le Val-de-Marne). « Tu pourrais écrire quelque chose », me dit-il ; ce n’était ni une question ni une requête, simplement l’énoncé d’une possibilité. Oui. Je pourrais écrire quelque chose.

— Petit panorama du répertoire

Rejeton peu considéré de la très-noble famille des cordes à archet, la contrebasse est largement exclue de la grande majorité du répertoire existant en musique de chambre : elle ne figure pas, en particulier, dans la formation traditionnelle du quatuor à cordes (composé de deux violons, un alto et un violoncelle). Il faut alors se rabattre sur des compositeurs mineurs (quoique tout à fait honorables par ailleurs) : Hoffmeister, Sperger, Dotzauer Michael Haydn, Boccherini… Ou encore, se rabattre sur les quelques miettes que leur laisse le répertoire, lorsqu’un compositeur ou une compositrice daigne écrire une partie de contrebasse dans

Pour consistantes que puissent être certaines de ces miettes, c’est entre eux que les contrebassistes ont commencé à se regrouper depuis trois décennies environ, donnant lieu à un répertoire de duos, trios et surtout de quatuors constitués uniquement de contrebasses. Dès les années 1990 se constituera ainsi le quatuor Bottesini, puis le Bass Gang en Italie, puis plus récemment les Flying Basses en Allemagne ou encore le ZGDBQ (Zagreb Double Bass Quartet) en Croatie — il m’est impossible d’ajouter des liens car, à l’exception du « bass gang », aucun de ces groupes n’a de site web ni de page Wikipédia.

S’agissant d’un répertoire récent, l’on trouvera sur IMSLP seulement quelques rares auteurs qui ont eu la générosité de diffuser librement leurs travaux — et la présente partition ira peut-être les rejoindre un jour, si je me décide à la sortir de béta. Dans le répertoire non-libre, l’auteur le plus marquant est sans doute Bogusław Furtok, contrebassiste polonais né en 1967, qui a rédigé au moins une demi-douzaine de quatuors de contrebasses dans un langage néo-classique.

Pourquoi le quatuor semble-t-il plus répandu que les duos et trios de contrebasses ? J’y vois deux raisons, dont la deuxième est moins avouable mais plus vraisemblable que la première. Tout d’abord parce que les contrebassistes ont peut-être inconsciemment, en quête de légitimité, tenté d’imiter ce parangon de la musique /chiante/ /sérieuse/ noble, qu’est le quatuor à cordes pur-saucisson. Mais sans doute aussi parce que :
2 contrebassistes côte à côte sur scène, c’est un peu triste.
3 contrebassistes qui se font face en triangle, ça laisse perplexe.
QUATRE contrebassistes en brochette, ça ne peut être que franchement marrant.

— D’après de vieux cahiers

Il n’est évidemment pas impossible que je projette ici ma propre obsession sur le monde de la contrebasse en général — et à tout le moins, cela expliquerait pourquoi cet instrument m’a plu ces dernières années. En effet, les processus de légitimation culturelle sont au centre de mes préoccupations depuis très longtemps, que ce soit pour les critiquer ou pour m’y vouer malgré moi. Dès les premières partitions que j’ai écrites, l’espoir d’être enfin « pris au sérieux » a été une motivation profonde, peut-être même la seule ; ce qui me conduisit par exemple à entamer bravement dès l’âge de 12 ans mon premier concerto pour piano — oui, je sais : the Nerve is strong with this one — ou à 21 ans, mon premier opéra nonobstant mon peu de sympathie envers la musique vocale.

Dans ce cadre, le quatuor à cordes est un passage à peu près obligé : dès l’âge de 14-15 ans, j’ai ainsi rédigé deux partitions pour quatuor (dont je n’ai publié ici que la deuxième). Le fait que l’exercice se rapproche des devoirs d’harmonie rendait la chose assez familière — et pourtant, il me suffisait d’ouvrir une partition de Schubert ou de Ravel pour me rendre compte que l’écriture de quatuor est une technique à part entière. Aussi décidai-je, à 18 ans (c’était début 2003), de faire fi de ces expériences de jeunesse et de me lancer dans un vrai quatuor, une partition qui montrerait toute l’étendue de mon savoir-faire (du moins celui que je souhaitais m’imaginer) et de ma maturité : on allait voir ce qu’on allait voir.

Pendant quelques mois, je m’employai à remplir quelques pages (non dans un cahier comme à mon habitude, mais sur du papier 40-portées au format A3) que j’emmenais partout avec moi… puis finis un jour par les ranger dans un carton à dessin (de couleur verte) pour ne plus jamais y revenir : j’étais entretemps passé à un projet bien plus excitant et ambitieux (ma partition symphonique intitulée Corail).

Que je ne terminai pas non plus.

— En cloche, mode d’emploi

Il m’est toujours inconfortable d’entendre (ou plutôt d’imaginer) un parent dire à son enfant : « non, je ne t’emmène plus en poussette, c’est pour les bébés ! non, tu ne peux pas remettre ce bonnet, il est trop vieux et il n’est plus à ta taille ! non, tu n’as plus besoin des petites roues sur ton vélo : tu es un grand garçon maintenant ! ». Les enfants eux-même (non sans être attachés à des objets, de par les liens affectifs qu’ils symbolisent ou l’environnement familier dont ils sont les signes) sont capables, s’agissant de leur vie créative, de revendiquer leur propre maturité de façon salutairement péremptoire : « non, ce dessin c’est pas grave si tu le jettes, je l’ai fait l’année dernière quand j’étais petit donc celui que j’ai fait tout à l’heure est beaucoup mieux ».

Peut-être est-ce là une bonne façon d’expliquer pourquoi je ne parviens pas à savoir si mes propres partitions me plaisent ou non. J’éprouve une indéniable satisfaction lorsqu’il m’arrive (c’est-à-dire rarement) de terminer une pièce, mais passé deux ou trois jours elle ne m’inspirera guère qu’un vague mécontentement morose — pour peu que j’y repense, ce que je préfère en général éviter.

De ce point de vue, ma fréquentation assidue de l’informatique (et tout particulièrement du logiciel Libre, où les nouveautés adviennent fréquemment et se décident en public) n’aide guère, ayant contribué à me convaincre que, de même que la version la plus récente d’un programme sera en générale plus complète et mieux débuggée que les précédentes (pas plus légère ni plus simple en revanche, mais c’est un autre débat à avoir), la partition que j’ai rédigée il y a quelques années ou quelques mois est nécessairement faiblarde en regard de ce que je vais écrire très prochainement.

Cette courbe en cloche, ou plus exactement ce mouvement d’oscillation pendulaire (pour ne pas dire bipolaire), se produit d’ailleurs également pendant l’écriture elle-même puisque presque chaque mesure successive me voit passer par le cycle « bon, la mesure précédente n’était pas fameuse, mais heureusement il est encore temps de me rattraper si je réussis vraiment celle-ci ! alors, comment continuer ? J’ai bien une idée, mais elle n’est pas à la hauteur de ce qu’il faudrait ; je vais attendre d’avoir une trouvaille vraiment géniale pour écrire cette mesure. [trois semaines plus tard] … Bon. Je n’ai pas de trouvaille géniale, donc finalement je vais écrire ce que j’avais envisagé initialement. C’est pas terrible… mais heureusement je vais pouvoir me rattraper avec la mesure suivante ! » Rinse and repeat, ad nauseam.

Ainsi, vers 2010 (environ) j’ai acheté fièrement un cahier tout neuf (jaune) pour y écrire : un nouveau (nouveau) quatuor à cordes ! Fermement décidé à laisser derrière moi l’ébauche datant de 2003, je me mis au travail en sachant que, cette fois, mon expérience et ma sagacité acquises au fil des ans me rendraient parfaitement à la hauteur de la tâche : on allait voir ce qu’on allait voir.

[À céder : cahier jaune, très peu servi. Seules les deux premières pages sont vaguement griffonnées.]

— Pour solde de tout compte

Revenons en 2016. Ayant fini par admettre, au fil des ans, qu’il était finalement peu probable que l’écriture d’un Authentique Quatuor à Cordes™, quand bien même j’y parviendrais, suffise à m’autoriser à me proclamer Vrai Compositeur®, j’ai donc accueilli cette idée d’une partition pour quatre contrebasses comme une occasion de régler son compte une fois pour toutes à ce vieux serpent de mer que je pourchassais depuis si longtemps. Puisque le quatuor à cordes me posait tant de problèmes, peut-être les contrebasses me permettraient-elles d’aborder le sujet sous un angle détourné, moins sacralisé et plus aimable.

En me mettant en quête de mon vieux carton à dessins (lointainement vert), j’espérais pouvoir recycler sans trop de mal ce que j’y avais rédigé à l’époque, pour pouvoir reconstruire aisément une nouvelle partition à partir du matériau qui m’avait demandé tant de travail alors. Il ne s’agissait que d’une tentative de débutant, certainement assez rudimentaire et timide : l’auteur expérimenté et aguerri que j’étais devenu aujourd’hui, n’en ferait qu’une bouchée, et il ne serait guère difficile de transcrire et développer ces quelques idées en les adaptant à la contrebasse. De surcroît, je nourrissais confusément l’espoir d’y trouver, entre les notes, quelque fragment d’authenticité, quelque indice qui pourrait me laisser entrevoir vers quelle direction stylistique je m’orientais à l’époque — voire plus simplement, une trace de temps anciens, nécessairement plus heureux puisqu’encore imprégnés de la promesse d’un avenir glorieux.

Ouvrant le carton, j’y rencontrai deux surprises. Tout d’abord, y manquaient les premières feuilles de mon ci-devant quatuor ; je me souvenais approximativement de leur contenu, mais — deuxième surprise — les fragments restants de la partition me montrèrent combien mon souvenir était faux. Quelle écriture épouvantablement compliquée ! Les idées se succédaient et s’empilaient, les phrases censément lyriques y côtoyaient des bouts de contrepoints tortueux et mal fichus, des traits sériels, des accords enrichis à la truelle ou, au contraire, étonnamment pauvres, le tout d’exécution d’ailleurs (inexplicablement et inutilement) malaisée. De l’ensemble se dégageait une impression de fatras incohérent et très cérébral, caractéristique d’un jeune débutant ayant quelque chose à prouver. Impossible, en tout cas de reprendre cette partition telle quelle ; il fallait partir sur des bases entièrement différentes, dignes du musicien de 32 ans que j’étais aujourd’hui, empli de cette sagesse et cette assurance que seul confère l’âge mûr. Rien n’était plus pareil maintenant : j’avais grandi.

Ayant acheté un nouveau (nouveau) nouveau cahier pour ce quatuor, je l’emportai donc avec moi partout où j’allais, ne manquant pas une occasion de l’ouvrir pour poser doctement mon crayon sur la page. Puis m’absorber dans mes pensées un moment, avant de le refermer en constatant que je n’avais strictement aucune idée pour commencer.

L’été 2016 se passa ainsi (je trompais l’attente en rédigeant des notices sur diverses curiosités musicales). Puis un jour alors que je prenais mon bain (car la régression infantile va, chez moi, jusqu’à inclure ce rituel consistant à croupir de longs moments dans de l’eau chaude, façon patate), me vint une idée. Une idée tellement géniale qu’elle m’était déjà venue autrefois — en fait, j’avais même écrit un opéra dessus. Mais on n’allait pas s’arrêter à ce genre de détails :
mi sol mi sol mi sol
Une tierce mineure ! Quelle révélation inattendue et courageuse. Ainsi allait s’exprimer un style entièrement nouveau, une facette jusque-là inconnue de ma personnalité artistique, qui allait montrer une fois pour toute combien j’étais un être humain vraiment vraiment super : on allait voir ce qu’on allait voir.

(Et d’ailleurs, pour exprimer ma radicalité, j’allais rester dix minutes entières avec uniquement ces deux notes.)

(Ou au moins deux minutes. Pour bien montrer que.)

(Ou en tout cas, je pourrais étaler ces deux notes tout au long des premières mesures. Et puis, peut-être ajouter une phrase expressive par-dessus la tierce. Idée novatrice et audacieuse.)

(Et puis, pour pas qu’on s’ennuie, je pourrais peu à peu introduire des accords sophistiqués.)

(Et puis du contrepoint un peu recherché. Et puis des traits sériels. C’est bien, le sérialisme.)

… Où en étais-je ? Ah oui : un style entièrement nouveau. Parce que hein, attention.

Aujourd’hui : je suis un grand garçon.

 Description

[Cliquez pour déplier.]

Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

— Titre

Alors, voilà. À l’été 2016, alors que je me tourmentais pour savoir quoi mettre dans ce fichu quatuor de contrebasses, Thierry Barbé m’envoie cette photo :

« Bises des Lofoten ! »
— Thierry

Mais bien sûr.

Du coup j’ai eu l’idée d’intituler ma future partition Lofoten. Pas tellement par vengeance passive-agressive (pendant que certains se la coulent douces, les autres restent au bercail et bossent), sans doute davantage en manière d’hommage à Thierry qui n’est que l’un des nombreux pères-spirituels que je me suis arrogés au fil des ans. Peut-être plus encore, toutefois, par envie : pour moi qui ai un jour espéré connaître une carrière musicale glorieuse où l’on m’inviterait, à mon tour, dans des festivals et master-classes à l’étranger, Lofoten est le nom de la vie à côté de laquelle je suis passé.

(Je n’aime pas tellement les titres descriptifs, en général ; mais bizarrement parfois si. Et là, si. Donc bon.)

En plus, c’est super (me dis-je en moi-même, car je m’y retrouvais souvent) : ça pourrait facilement me dicter la structure de la partition ! Par exemple, bon, mettons qu’il y ait cinq îles dans l’archipel des Lofoten, eh bin ça pourrait me faire cinq mouvements. Et voilà. (Il y en a peut-être pas cinq mais quatre ou six, hein, mais de toute façon ça peut pas être bien gros tout ça, quelques cailloux perdus au large de la Norvège, fastoche.)

Et de me rendre sur la page Wikipédia.

Euh... Deux fois la France rien qu’en superficie.

Plusieurs centaines d’îles.

Chaîne montagneuse culminant à 1200 mètres.

Ah.

De surcroît, ayant consulté une spécialiste (ma tante), celle-ci me répondit :

j’associerais plutôt Kerguelen que les Lofoten à la contrebasse ... car Lofoten très lumineuses, très verticales et non en rondeur, alors que j’imagine bien les brumes, les tempêtes, les compagnies de manchots empereurs et les éléphants de mer et otaries des Kerguelen, même latitude mais au sud ...
enfin, je dis ça, je dis rien :)

Ah oui mais zut, ça ne me va pas du tout les Kerguelen, je m’en fiche des Kerguelen, quelques vagues cailloux moroses posés quelque part dans un océan austral (et là je me garderai bien d’aller vérifier sur Wikipédia — non bis in idem).

Donc du coup m’est venue l’idée de parler d’Arkipel, le mot norvégien signifiant « archipel » — si l’on regarde bien, il semble que le terme øygruppe soit légèrement plus employé, mais bon, je ne serais même pas capable de le prononcer correctement… comme quoi il y a toujours une limite étroite à l’exotisme.

De surcroît, ça me permet même de prétendre (comme je l’avais déjà fait jadis) qu’il s’agit d’une délicate allusion à René Char, poète que je n’ai pas lu (j’étais probablement censé, car j’en garde un vague souvenir en classe prépa) mais qu’il est très chic de citer dans les dîners en ville. Dans le domaine musical, il existe évidemment les Archipels de Boucourechliev, musique dont je suis content de savoir qu’elle existe (même si je dois avouer ne pas éprouver le besoin de la connaître mieux, quelle que puisse être son importance historique).

Donc Arkipel c’est très chic, ça permet de jouer discrètement la carte de l’exotisme et du dépaysement (ici totalement usurpée, soyons clairs). Et puis c’est suffisamment vague pour qu’on puisse mettre un peu ce qu’on veut dedans : je laisse le soin à nos-amis-les-musicologues de décrire combien ce titre correspond bien à cette partition, dont le mouvement étalé évoque la mer au milieu de laquelle surgissent soudain des îlots mystérieux et monumentaux, blablabla. (Pour avoir la suite, adressez-vous à votre musicologue le plus proche. Consultation non remboursée.)

— Largo

Les mouvements lents, c’est nul. On s’ennuie. D’ailleurs, j’ai toujours proclamé que ma première vraie partition (le concerto pour piano que je dois terminer très bientôt depuis un peu plus de vingt ans) sera uniquement constituée d’un premier mouvement et d’un troisième mouvement. Mais c’était compter sans, depuis quelques années, ce penchant que je vois s’exprimer dans mes propres partitions à mon corps défendant, et que j’ai baptisé le style « vieux con ». Donc voilà, je me retrouve ici de nouveau avec un mouvement lent — toutefois pas aussi lent qu’il n’y paraît, pour peu qu’on le compte à la noire.

J’ai commencé par orthographier ce passage dans des mesures à 9/4 ; puis, dans un élan pseudo-beethovenien, j’ai été tenté de passer à 9/8. Je suis finalement resté à la noire, mais en redécoupant tout à 3/4 — ce qui me permet de ne pas accentuer trop systématiquement les carrures de trois mesures, voire de les élargir en y ajoutant une quatrième ou même une cinquième mesure lorsqu’un geste expressif le requiert.

La partition commence, donc, sur des battements en tierce mineure mi-sol. Le mouvement ternaire est souligné discrètement ; le plus nerd des auditeurs reconnaîtra peut-être un ostinato rythmique que j’ai pompé sans vergogne à une musique emblématique d’une série télévisée de science-fiction des années 2000. J’utilise ici cette formule (et plus loin ses différentes permutations possibles) dans un sens purement motorique, et non thématique ; elle est de toute façon brouillée par l’usage systématique de boucles mélodiques complémentaires — pour le dire plus simplement, à chaque fois qu’une voix fait mi-sol, la voix d’à côté fait sol-mi.

Ce procédé est extrêmement répandu, et pourtant il ne laisse pas de m’émerveiller, peut-être parce qu’en tant que pianiste, je n’ai que de (trop) rares occasions de jouer en compagnie d’autres instruments identiques au mien. Cet émerveillement sans doute naïf (voire franchement bébête) imprègne ici toute la partition : non seulement dans les battements en tierces que l’on retrouvera un peu partout, mais aussi, par exemple, dans les accords en quartes superposées entre les repères D et E.

Outre ce procédé de complémentarité, d’autres variables contribuent à enrichir cette texture sonore sur deux notes : le mode de jeu (puisque des battements en tierce à la contrebasse, pour peu qu’ils soient suffisamment aigus comme ici, peuvent être joués soit en alternant deux cordes soit sur une même corde) et la différence d’accord entre les instruments : les deux contrebasses accordées en solistes (soit fa#-si-mi-la) ont une harmonique naturelle sur la note mi, et les deux contrebasses normales (accordées sur mi-la-ré-sol) sur la note sol. Tout cela permet d’envisager un travail de finesse sur la qualité sonore de cette tierce, et ses variations possibles.

Le choix d’une tierce n’est pas forcément évident à assumer, car cet intervalle fait immédiatement signe vers le langage tonal (être qualifié de « compositeur tonal » a longtemps été ma hantise, jusqu’à ce qu’au terme d’une longue et douloureuse réflexion je sois parvenu à la conclusion hautement nuancée que : bon enfin zut quoi). En effet, il suffit de lui ajouter une note au-dessus ou au-dessous pour que notre tierce se transforme en accord parfait majeur ou mineur :

Certes, un accord parfait ne suffit pas pour que l’on puisse parler de langage tonal ; je souhaitais tout de même éviter de faire allusion explicitement à toute écriture trop caractéristique d’une période historique. Une stratégie possible, probablement pas la plus courageuse, est de « noyer » la tierce dans une harmonie dépolarisée (atonale voire sérielle) ; une autre est de l’inclure dans un mode (octaviant ou non-octaviant), par exemple le mode 3-1-3-1-3-1 que j’utilise de loin en loin depuis longtemps, et que l’on peut entendre ici brièvement entre les repères B et C, puis plus loin au repère E

En matière d’échelles modales, une autre possibilité est de se servir tout simplement de l’échelle diatonique classique (autrement dit les touches blanches du piano, dont j’ai remarqué récemment que je me sers beaucoup ces dernières années), en essayant d’explorer les différents intervalles qu’elle permet d’obtenir, sans pour autant tomber dans des enchaînements d’accords habituels (cadences, fonctions tonales etc.). Il est possible ainsi d’obtenir des côtoiements et agrégats de notes par simples mouvements mélodiques symétriques, ce qui permet d’obtenir d’une façon « naïve » des motifs plutôt jolis et assez hypnotiques :

(Les deux exemples ci-dessus sont extraits de mon opéra Affaire étrangère ; j’ai utilisé le même genre d’écriture pour la petite chanson de l’escargoéland dans Sardinosaures, ainsi que dans un mouvement de symphonie que j’ai entamé il y a quelques années.)

Même si les quatre parties sont ici d’une écriture (et d’un niveau de difficulté) très comparable, c’est à la contrebasse I-1 (la « première des premières ») que j’ai confié, très traditionnellement, les premières interventions « chantées », à partir du repère A. L’écriture elle-même est ici extrêmement conventionnelle :

comme on peut le voir, le changement harmonique (que l’on pourrait décrire en simples termes mélodiques, comme une broderie descendante, très lente, de la note de basse) crée un mouvement de tension et de détente très classique que l’on pourrait même décrire comme cadentiel s’il y avait des accords plus nettement délimités). La mélodie quant à elle, se dirige sur une longue appoggiature préparée, puis revient à son point de départ avec un retard. (Cette appoggiature est en fait celle que l’on entendra juste après, dans le motif thématique écrit en valeurs plus brèves.) Je l’harmonise également avec une construction en septième, qui sonne ici comme un accord parfait mais qui est en fait la structure quarte+triton=7eMaj (ou inversement) que j’utilise un peu partout depuis assez longtemps (par exemple au début de ma première sonate pour piano, mais je me souviens m’en être déjà abondamment servi dans un morceau que j’avais écrit à l’âge de 10-11 ans ; à l’époque je trouvais ça follement original, et il semblerait bien que je n’ai pas eu d’idées nouvelles depuis).

De cette façon, je montre clairement de quelle façon l’écriture (et plus généralement, le dispositif sémiotique) de la pièce va fonctionner : avec des codes expressifs familiers et ordinaires dans la musique savante occidentale… mais où sont également mêlés des éléments un peu exotiques (le fa naturel, qui pourrait évoquer un langage plus ou moins modal — par exemple sur un « mode de mi », anciennement dit « phrygien ») ou déstabilisants (le fait qu’il n’y ait pas d’accords clairement délimités, mais une espèce de trame sonore faite d’agrégats de notes très proches).

Par fragments, je prépare non seulement le motif mélodique qui va suivre, mais j’introduis également un geste qui va m’être utile par la suite (pour ne pas dire que je vais m’en repaître comme un goret) : le silence abrupt en début de mesure, interrompant soit une trame sonore (au repère B) soit même un crescendo (repère C) et donnant une levée pour repartir.

— Scherzando

À partir de C, l’écriture change et met en valeur ce fameux motif thématique que j’ai récupéré de mon brouillon de 2003 :

C’est là que l’on voit que je suis un pur produit du conservatoire de Saint-Maur-des-Fossés : l’antre de l’esthétique franchouillarde moisie. En effet, l’on pourra constater que ce motif 1/ est rythmé en valeurs ajoutées (c’est-à-dire une succession libre — pour ne pas dire informe — de battues à 2 et 3 croches) et 2/ suit scrupuleusement une échelle modale ton/demi-ton/ton/demi-ton, soit le célèbre mode n°2 de notre Olivier-Eugène-Prosper-Charles national. Damn.

Là encore, il va falloir tricher pour le faire oublier : je m’empresse de l’harmoniser avec des quartes, des quintes, bref tout sauf du triton. Quant à la configuration rythmique, je veux à tout prix éviter les valeurs ajoutées et les changements de mesure à qui mieux mieux. Ce n’est pas que j’y sois hostile par principe (il m’est arrivé d’utiliser ça), mais là ce thème m’y pousse tellement ouvertement que ça suffit à me donner envie de ne pas me laisser faire, par pur esprit de contradiction. Toujours pour faire oublier cet aspect suranné du « mode 2 », j’essaye de donner à ce motif un caractère scherzando (qu’il n’avait pas vraiment en 2003 ; j’espère avoir acquis un peu de légèreté depuis, quoique cela me semble douteux) ; je soigne notamment l’écriture instrumentale, par exemple en utilisant des coups d’archet un peu saltando — ce n’est certainement pas le terme approprié mais vous aurez saisi l’intention.

Je varie également les dispositions : le motif est donné à la contrebasse II-1, puis à la contrebasse I-2, avant de s’installer à la contrebasse II-2 qui a ainsi son premier solo bien mérité. Je trouve important de varier le plus possible les rôles au sein du quatuor, même s’il s’agit ici de quatre instruments (à peu près) identiques : cela donne peut-être une impression plus vive et plus diverse à l’auditeur, mais surtout cela rend la partition moins monotone pour les exécutants eux-mêmes ! L’accompagnement varie également : d’abord des quartes empilées, puis des quintes empilées (en pizzicato), puis de nouveau des quartes mais cette fois enchâssées, lesquelles produisent une progression harmonique dont je me souviens avoir été assez content sur le moment. (Et pour cause : c’est l’un des rares endroits de cette partition où je me suis laissé aller à mon penchant pour les techniques d’écritures rationnelles et combinatoires.) Voici ce que j’avais noté dans mon cahier — les chiffres ne se rapportent pas aux intervalles mais à la structure rythmique :

Évidemment, le fait d’utiliser autant l’intervalle de quarte est directement lié au choix de l’instrument, la contrebasse étant — si je puis dire — la reine du jeu de quartes (clap clap clap). Cependant les quartes ne servent ici qu’à former différentes combinaisons de tierces mineures et majeures séparées par des secondes, non seulement entre elles mais aussi vis-à-vis de l’octave juste qui les encadre. À l’origine je voulais seulement explorer méthodiquement toutes les combinaisons possibles au sein d’une octave fixe ; ce n’est qu’en réalisant l’efficacité de cette progression que m’est venue ensuite l’idée de faire monter l’octave elle-même progressivement (selon le bon vieux truc utilisé par les pires chanteurs des années 1980 : quand tu n’as plus d’idées, monte d’un ton et rechante la même chose). Du coup j’ai réécrit tout cet endroit en mobilisant d’autres codes sémiotiques qui indiquent clairement que la musique avance et se dirige quelque part : des variations de valeurs rythmiques en symétrie, des noires pour souligner le passage d’un accord à l’autre ; jusqu’aux double-cordes répétées du crescendo à la fin, qui créent un petit effet groovy tel qu’on trouve dans des musiques d’opéra ou de cinéma.

Dès qu’il s’agit d’écriture musicale (mais c’est également vrai de tout « art séquentiel »), l’enjeu est de n’être ni trop prévisible ni trop incohérent. Il faut rester économe en matière d’effets, mais annoncer tout de même suffisamment les événements à venir pour qu’ils ne semblent pas superflus lorsqu’ils adviennent enfin. Ici (au repère E), le crescendo ne doit pas aboutir à un pétage de plombs total, car nous sommes encore au début de la pièce ; cependant je veux introduire non seulement le premier vrai forte de la partition, mais aussi la notion d’accélération rythmique. Je réutilise également le procédé que j’ai baptisé plus haut « silence abrupt », en le soulignant deux fois pour qu’on comprenne bien que ça va faire partie du dispositif de la pièce.

— Boum boum

À ce stade, le monde merveilleux des tierces ayant été suffisamment exploré, on peut passer à autre chose. J’ai beau être devenu un grand-garçon-maintenant, je sais toujours apprécier les joies simples de la vie : quand je vois un objet volumineux et manifestement creux à l’intérieur, j’ai envie de taper dessus pour voir ce que ça fait. Et comme j’ai cru que les contrebassistes partageaient cette envie (à tort, semble-t-il : ils rechignent à endommager leur instrument précieux et onéreux, allez comprendre), je me suis dit qu’on allait pouvoir s’amuser. Après tout, n’importe quel guitariste de flamenco/fandango/fado (?) a l’habitude de faire des percussions sur son instrument ; pourquoi ce plaisir ne devrait-il pas être partagé ?

J’ai donc mis en place une batterie sommaire (dix lignes de boum, dix lignes de clong) en notant des rythmes devant être frappés sur le corps de la contrebasse, ainsi que (pour la contrebasse II-2) sur le cordier avec le bois de l’archet. Las, les interprètes de ma première lecture en janvier 2017 ont préféré taper du pied sur le sol (qui ne leur avait pourtant rien fait). Tant pis.

L’écriture est ici purement homorythmique ; on retrouve le système des respirations abruptes et des élans interrompus. J’avais envie d’utiliser un langage plus dépolarisé mais pas trop non plus (pour garder la possibilité de partir toujours d’une même note « pédale » dans le grave) ; plutôt que d’utiliser un mode double-octaviant comme je fais parfois, j’ai eu l’idée de m’arrêter à 23 demi-tons (c’est-à-dire juste en-dessous d’une double-octave). J’ai donc bricolé diverses échelles à partir de toutes les combinaisons de deux entiers (deux intervalles) permettant d’atteindre le nombre 23 :

Évidemment je suis le seul à le savoir, et ça ne s’entend pas. Mais cela suffit à me consoler.

Ça s’entend d’autant moins que je me suis servi de ce passage pour procéder à une autre expérience amusante : je fais ici jouer aux deux catégories de contrebasse (accordées, on l’a vu, à un ton d’écart) les mêmes notes, ce qui résulte donc en une série de secondes majeures parallèles ; ça sonne pas propre mais ça fait du pâté et j’aime bien. Par contre je m’attendais à une masse sonore impressionnante sur l’accord mi-fa# produit par les deux cordes à vide les plus graves ; le résultat est assez décevant. D’une façon générale, ce passage est celui qui fonctionne le moins bien (ainsi que la descente au repère N sur laquelle je reviendrai) ; il n’est pas exclu que ce soit un peu différent avec davantage de répétitions de la part des interprètes, mais il me faudra de toute façon accepter la différence entre ce que j’avais imaginé théoriquement, et la réalité du phénomène sonore.

— « Les oiseaux »

Sans surprise en effet, de même que le prisonnier recrée un monde dans le cachot qui l’entoure, après quelques semaines passées en compagnie de mes quatre contrebasses imaginaires, lesdites contrebasses étaient devenues un véritable orchestre dans ma tête ; ce qui me conduit à des gestes symphoniques plus ou moins incongrus. Ainsi dans le passage de H à J (par tradition, LilyPond n’utilise pas la lettre I) que j’imaginais animé d’un souffle épique (même à l’aide de double-cordes), les malheureux contrebassistes à qui je demande de remplacer 80 violons, 20 altos et autant de violoncelles, n’en peuvent mais.

L’exemple le plus frappant toutefois, est constitué par le passage précédent en suraigus à partir de G, puis toutes ses répétitions : non seulement les aigus de la contrebasse n’ont pas, dans la vraie vie, l’ampleur nécessaire pour se prêter à ce genre d’écriture fortissimo, mais la malheureuse contrebasse I-2 qui est chargée de tenir à elle seule le rôle d’un pupitre de trompettes, peine à se faire entendre. Ceci pour ne rien dire des montées éclatées en triolets de double-croches, que j’avais rêvé comme des moments de virtuosité enivrante et n’ont été, lors de la première lecture du moins, que de brefs (mais embarrassants) moments de solitude désemparée. Là encore, peut-être qu’un quatuor très soudé et habitué à jouer ensemble s’en sortirait différemment — mais j’en doute. C’est l’écriture elle-même qui était risquée, et tout le monde en paye ici le prix. Tant pis.

Je noterais toutefois qu’il m’est arrivé une anecdote étonnante : le lendemain de cette lecture en public, j’ai croisé un auditeur (contrebassiste lui-même) qui y avait assisté. Il m’a non seulement adressé de nombreux éloges (dont je ne savais trop que penser), mais le passage qu’il a évoqué spécifiquement, celui qui lui avait laissé la plus forte impression, était celui-là. « C’est extraordinaire », me dit-il, « on croirait entendre des oiseaux. » (Tout dépend de la sorte d’oiseaux, ai-je été tenté de répondre — mais il l’envisageait manifestement comme un compliment et je n’ai pu que baragouiner un vague merci.)

— Fugato

À l’origine de ce projet, j’avais souhaité faire une partition de 12 minutes (fidèle à mes obsessions, je me disais que c’était la durée minimale pour être pris au sérieux) ; en allant à 100 pulsations par minute, il fallait donc que la durée totale soit de 1200 temps — c’est notamment une raison (plus embarrassante) pour laquelle je me suis interdit d’écrire des rythmes par valeurs ajoutées dans des mesures à n/8 : je voulais, tout bêtement, pouvoir compter mes temps sans trop me compliquer la vie. Ainsi, j’ai noté dans mon cahier que le point culminant (ici indiqué par le repère G) se situait exactement à 300 temps après le début, et que le passage fugué (l’équivalent aujourd’hui du repère J) exactement 100 temps plus loin — soit, dans mon schéma d’origine, au tiers de la partition.

Si le petit passage de J à L est également marqué par cette démesure symphonisante et irréaliste que j’évoquais à l’instant, le démarrage en entrées fuguées ne démarre pas trop mal cependant. Il est construit à partir d’une version accélérée du motif thématique présenté précédemment, développée pour déboucher sur une succession de double-croches passant par les douze sons de l’échelle chromatique totale). La série que j’ai bricolée pour ce passage (avec seulement un triton, qui me servira de point de repère pour synchroniser les séries quelques mesures plus loin) s’inspire en fait largement de mon mode double-octaviant 1-2-3-2-1 préféré :

Chaque entrée se fait une sixte mineure au-dessus (c’est-à-dire 8 demi-tons, pour un total de 24 demi-tons soit deux octaves pile). L’ordre des entrées reflète la façon dont j’ai voulu envisager l’organisation du quatuor tout au long de la partition : non pas quatre contrebasses d’un seul bloc, mais deux pupitres de deux contrebasses chacun. Enfin, les quatre mesures précédant le repère K sont paraît-il très difficiles à jouer (peut-être en raison du sérialisme et des lignes brisées) ; j’avais envisagé un crescendo vraiment impressionnant, mais je ne suis pas sûr que (même très bien joué) le résultat soit à la hauteur de mon projet.

— Largo non troppo

Ce passage est en fait destiné à être joué un peu plus lentement que le début. (Ce n’est pas très clair dans ma formulation, mais les instrumentistes le devineront peut-être ?)

Je me faisais la réflexion l’autre soir : fréquenter à la fois Thierry Barbé (et son goût pour les longues phrases romantiques bien dégoulinantes) et Tom Johnson (et son austérité mathématique forcenée) est assez symptomatique de l’état de tension quasi-schizophrénique dans laquelle j’erre avec indécision, sur le plan esthétique. En voici un exemple ici, puisque, alors que j’avais commencé à travailler sur cette pièce en mobilisant tout l’appareil de procédés rationnels et de combinaisons algorithmiques dont je me sers d’habitude, j’ai fini par prendre le parti exactement inverse : m’obliger à ne pas laisser l’intellectualisme primer sur l’expressivité. En un mot, ne pas avoir peur d’écrire de la « musique facile » — puisque je suis aujourd’hui un Grand Garçon™ qui n’a plus à faire ses preuves. (Peut-être qu’en le répétant suffisamment souvent, je finirai même par y croire.)

De fait, renoncer à cette rigueur formelle m’a également obligé à reprendre tout ce que j’avais rédigé jusque là pour laisser respirer davantage la musique, en espaçant davantage les événements (car l’écriture trop dense est un de mes gros défauts), et en ajoutant des mesures ou des temps supplémentaires un peu partout. Quant aux pages qui me restaient à écrire (à partir du repère L), je ne les ai même pas travaillées dans mon cahier et les ai directement improvisées, voix par voix, dans mon éditeur de code source. L’écriture en est sans doute nettement plus libre, même si j’espère que cela ne se remarquera pas trop car l’on y retrouve les éléments du début, quoique de façon moins motorique : battements en tierce (et même — grand moment ! — des tierces majeures), phrase mélodique étirée avec appogiatures, etc. Les petites interventions en pizzicato sur des quartes apportent un arrière-plan joli, quoique guère imaginatif (il s’agit des cordes à vide et harmoniques naturelles de la contrebasse).

Au bout d’un moment, j’utilise des dispositions différentes, toutes tirées de la panoplie incontournable de l’écriture pour quatuor à cordes : duo à l’octave, et même unisson général des quatre voix. Ainsi, la phrase présentée au repère M est jouée à l’identique sur quatre octaves, présentant toute la tessiture de l’instrument d’une façon assez solennelle et hiératique : je ne m’autorise guère ce genre de gestes car cela demande de se prendre franchement au sérieux — non que je ne me prenne pas du tout au sérieux moi-même (si je suis tout à fait honnête), mais je n’aime pas que cela se remarque. L’écriture de cette phrase est complètement improvisée, même si l’observateur attentif notera peut-être que derrière cette impression de calme et d’assurance, je suis en fait en train de manœuvrer frénétiquement comme un novice à qui l’on donne pour la première fois les commandes d’un simulateur de vol : « aah, non ! remonte, REMONTE ! » Ce que j’essaye d’éviter ainsi n’est pas un obstacle sur mon parcours, mais, encore une fois, de me retrouver enfermé dans le « mode 2 ». Du coup cela crée des mouvements chromatiques un peu dans l’esprit des partitions les plus intellectuelles de Bartók ; en tout cas si jamais c’est l’impression que ça donne, je pourrai m’en satisfaire.

La grande descente au repère N était à l’origine écrite entièrement fortissimo ; j’ai essayé d’affiner les nuances pour me prétendre plus fin que je ne le suis, et le résultat ne me plaît finalement pas. Elle aboutit toutefois à un accord tout bête mais que j’aime beaucoup (je l’avais utilisé autrefois) et dont je profite ici car je ne peux guère l’employer lorsque j’écris pour piano :

Après avoir tourné autour deux ou trois fois, je réintroduis des battements à l’intérieur (repère O), ce qui me permet en fait de procéder à une véritable Ré-Exposition en bonne et due forme, comme dans un morceau du XVIIIe siècle.

Et l’on retrouve le petit accord quarte/triton que j’aime bien, cette fois transposé pour correspondre réellement aux touches blanches du piano (comme dans ma première sonate). En fait c’est ce moment-ci que j’avais prévu dès le début et que je préparais tout à l’heure dans l’exposition : comme au XVIIIe, vous dis-je.

Alors certes, le fait de faire entendre la phrase mélodique sur un si au moment même où il y a des battements sur mi-sol, pourrait facilement nous donner l’impression d’un contexte harmonique purement tonal. J’espère être ici parvenu à proposer quelque chose d’un peu moins convenu et plus intéressant ; en tout cas l’écriture très diatonique (sans être nécessairement polarisée pour autant) me permet d’amener des phrases objectivement très dissonantes, comme par exemple entre P et Q (hi hi hi, « PQ »), de façon expressive et pas brutale.

Les montées/descentes de la fin sont une idée qui m’est venue comme ça, un jour. Ça ne ressemble à rien de ce qui a précédé, et c’est justement ce qui m’a séduit — finir d’une façon un peu étrange et déconcertante, presque comme un gag :


— Question ?
— Réponse.
[un moment s’écoule]
— Question ??
— Réponse.
[un moment s’écoule]
— (Question ?)
[fin.]

Il m’a semblé encore plus énigmatique de jouer ces phrases en pizzicato ; lorsque je les ai entendues en vrai pour la première fois cependant, il m’a semblé que l’effet comique était largement supérieur à ce que j’avais prévu.

Ce qui ne me dérange pas, d’ailleurs : j’aime que la musique fasse rire.

Même si ça requiert sans doute, en l’espèce, un sens de l’humour quelque peu idiosyncratique.

Et encore : j’ajoute « -syncratique » parce que je suis gentil.

Bonne lecture !
Valentin.

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Vous n'êtes pas un robot ? Alors veuillez répondre à cette question essentielle :
Quelle est la moitié du mot «toto» ? 

Ajouter un document