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Ma gentille soupe

dimanche 11 mars 2012, par Valentin.

Ce qui suit est ma tentative de répondre, longuement et sans crainte de choquer, à la question « quelle musique écrivez-vous ? ».

Bien que n’étant pas catholique, il m’arrive régulièrement de me forcer à faire des choses que je n’aime pas en espérant que cela fera de moi quelqu’un de meilleur. Manger un yaourt, jouer un mouvement lent de Beethoven jusqu’au bout... ou encore, répondre à la question « quel genre de musique écrivez-vous ? ».

Cette question, j’ai aujourd’hui vingt-sept ans et cela fait une quinzaine d’années qu’on me la pose : autrefois avec un respect admiratif teinté de condescendance, aujourd’hui avec curiosité distraite quoique polie, ou encore avec un intérêt vaguement craintif — mais ça, j’y reviendrai dans un autre article. Invariablement j’élude, de façon laconique quoique dépourvue de sens, pour ne paraître ni fat ni ampoulé (au lieu de quoi j’ai seulement l’air superficiel, blasé et dédaigneux). Ce n’est pas très courageux et ça ne résout rien ; ça pare juste au plus pressé.

Nous avons tous en tête, j’imagine, ce repoussoir de l’Artiste imbu de lui-même qui ne peut passer sa vie qu’à se décrire, et dont l’horizon s’arrête à sa propre personne et à l’émerveillement de ses propres créations. Hélas, il y a aussi quelque chose d’indéniablement narcissique à ne pas vouloir se définir : c’est entretenir encore en soi-même, tant que possible, une illusion de liberté et de richesse intérieure ; l’espoir sacré d’une originalité fulgurante et imprévisible, qui échapperait à toute description et délimitation. Car ce qui est ici en jeu, c’est bien ce mot de « sacré » : considérer qu’une musique est appelée à rester impénétrable et indicible au point d’interdire que l’on tente de la décrire ou même de l’appréhender rationnellement, c’est faire du processus d’écriture (on parlera d’ailleurs plutôt de création, avec tout le sous-texte démiurgique que cela convoie) un mystère transcendental et divin, terrorisant et inhumain.

Autant le dire très clairement : une telle ligne de pensée ne m’inspire guère que du mépris — au mieux c’est un tas de balivernes, au pire c’est une détestable escroquerie. (Ici se trouve la raison de mon aversion profonde pour ces compositeurs que l’imaginaire populaire — soigneusement entretenu par l’industrie culturelle — a estampillé « génies ». Lire un titre tel que Bach, l’homme qui tutoyait Dieu me donne une furieuse d’envie de fuir le milieu musical et de me reconvertir dans la plomberie.)

Ce tropisme mystico-merdique n’est, je m’empresse de le dire, pas partagé par tous les compositeurs - chez certains il s’agit juste d’égo, sans justification transcendantale. Cependant, au-delà même de toute démarche personnelle, qu’elle soit sincère ou non, le champ sociologique de la musique contemporaine est structuré autour de fortes injonctions esthétiques et dogmatiques, où tout invite, au gré des modes et des subventions, à « choisir son camp » et s’apparier à une école, un cercle social, un réseau culturel, un système de diffusion crypto-industriel, etc. Panier à crabes ou jungle impitoyable, les processus de jugement/classification/légitimation ne sont certes pas l’aspect le plus sympathique du milieu des compositeurs et musiciens, surtout « contemporains », où le name-dropping se pratique comme un sport de compétition, où pas un seul échange n’est émaillé de condescendance, jalousie ou mépris, et où l’on est prompt à qualifier de « soupe » la musique qu’écrivent les confrères — à moins que ledit confrère se trouve dans l’assistance, auquel cas l’on se bornera hypocritement au sempiternel « j’aime beâucoup ce que vous faites, reprenez donc un petit four ».

Alors j’ai voulu rédiger ce billet pour faire face, récapituler quelques points de vue, quelques convictions, quelques traits récurrents discernés a posteriori dans la musique que j’écris, et tenter de relier tout cela dans un mouvement logique. Plus « état des lieux » que manifeste, mon propos ne prétend pas réinventer la roue, et cherche à décrire plus qu’à convaincre. Il ne sera pas découpé en étapes clairement identifiées — tout au plus glisserai-je, contrairement à mon habitude, quelques passages en gras à l’usage du lecteur pressé ou hâtif, pour qui les phrases en gras ont force de vérité absolue et définitive. (Vous voyez ? Ça marche.) Si je m’étais appelé Messiaen ça se serait intitulé « Technique de mon langage musical », si je m’appelais Dusapin ça aurait donné « Composer. Musique, Paradoxe, Flux » (au passage : lisez-le, les occasions de rire sont trop rares), mais non voilà, je m’appelle moi et ça sera Ma gentille Soupe. On fait ce qu’on peut.

* * *

Commençons par quelques grandes lignes historiques (réductrices mais succinctes). Je décris en général le paysage musical tel qu’il nous a été légué par le XXe siècle comme un « champ de ruines », ce qui en choque plus d’un — à tort : le XXe siècle a en effet pulvérisé tout ce que nous croyions savoir quant aux fondements même de la notion d’art. Cette révolution est avant tout celle des langages artistiques, qui en seront tout à la fois l’enjeu, le champ de bataille et l’arme de choix : plus que jamais, un auteur (ou musicien, ou peintre) se devra d’être en premier lieu un créateur de forme, et sa première tâche à ce titre sera d’élaborer son propre langage.

La disparition de la ponctuation en poésie (notamment chez Apollinaire, sur un coup de tête), l’avènement en peinture de l’abstraction et du suprématisme (citons respectivement Kandinsky et Mondrian), ou encore de l’art conceptuel (que je ferais remonter à Duchamp), me semblent présenter un point commun : il s’agit de ne plus dicter au public un sens de lecture de l’œuvre, ordonné et reposant sur des conventions langagières préalablement connues et acceptées : le spectateur contemporain est voué à être laissé en apesanteur. En musique, cela se traduira notamment par l’abolition de la tonalité (en France chez Debussy puis Stravinsky, en Autriche chez Schönberg), puis par un travail musical sur le matériau sonore même (de Varèse à Schaeffer). La première moitié du XXe siècle se joue ainsi en grande partie comme une course à l’audace, avec un certain culte de l’innovation expérimentale et avant-gardiste (j’y reviens dans un instant) qui culmine, à mon sens, dans des œuvres comme Carré blanc sur fond blanc (Malévitch, 1918) ou 4′33″ de silence (Cage, 1948). (Dans les années 1960 se produira un retour de flamme non moins intéressant artistiquement qui verra par exemple en peinture le retour du figuralisme, revisité — pop-art, hyperréalisme —, et en musique un renouvellement inattendu de la musique instrumentale — et tonale — avec les mouvements minimalistes soviétique et américain.)

Aujourd’hui, tous ces mouvements (et bien d’autres) co-existent, se mélangent et se tapent sur la gueule sans véritablement d’ordre ni d’écoles ; même si les critiques d’art ou (engeance pire encore) les musicologues aiment à le prétendre, il est devenu simplement impossible de donner du paysage artistique actuel une description sereine, ordonnée et pavée de certitudes, dans laquelle chaque auteur se trouverait sagement rangé dans sa petite case (c’est-à-dire son école esthétique). De là cette vision de « champ de ruines » que je réaffirme ici, non pas comme un crépuscule apocalyptique détruit et ravagé dans un silence de mort, mais comme une ancienne civilisation dont les multiples structures auraient été déconstruites, et dont chacun s’approprie les différentes briques pour les recombiner de façon parfois totalement imprévue, ou parfois pour tenter de reconstituer le souvenir de ce qui a été détruit.

De toutes ces péripéties complexes, il semble hélas que le milieu musical actuel (j’entends par là, le milieu légitimé, celui auprès duquel l’on quémande les subventions) n’ait guère gardé qu’une vision absurdement linéaire, que nourrit une idéologie globalement positiviste du Progrès artistique. Tout aspirant compositeur se voit intimer l’ordre de se « positionner » (comme l’on dit en politique) une fois pour toutes sur quelques lignes de démarcation parfaitement arbitraires :

  • êtes-vous tonal ou atonal ?
  • êtes-vous modal ou (post-)sériel ?
  • êtes-vous tempéré ou spectral ?
  • êtes-vous électro-acoustique ou instrumental ?

Je présente ici ces questions par ordre chronologique et sous forme d’un questionnaire oui/non parfaitement bureaucrate et primaire — ce dont il s’agit effectivement — : la première permet de déterminer si vous êtes un vieux réactionnaire tonal d’avant 1918, la seconde vous situera avant ou après 1940, la troisième avant ou après 1955 et la dernière avant ou après 1975. Dans chacun de ces cas, vous gagnerez des points à vous situer du bon côté de la barrière, c’est-à-dire généralement (à quelques exceptions près sur lesquelles je reviendrai) du côté le plus « moderne » et avant-gardiste, en vertu de l’idéologie de Progrès dont je parlais plus haut. (C’est, au demeurant, un jeu de dupe : quoi que vous puissiez faire, vous serez toujours réactionnaire aux yeux de quelqu’un d’autre. Nous y reviendrons.)

Ces questions, autant le dire, n’ont d’importance que pour qui croit — à tort — en connaître le sens. C’est un peu comme vous demander s’il faut habiller votre petite dernière en rose (pour perpétuer une tradition, au demeurant ridicule) ou en bleu (pour aller à l’encontre de ladite tradition, de façon non moins grotesque) : il est intéressant de connaître les sous-entendus culturels de telle couleur, cela ne justifie pas de réduire votre enfant à un porte-étendard. Vous pourrez certainement constater, avec le temps, que son caractère et ses goûts portent la marque des vôtres (fût-ce en creux), mais il s’agira d’une re-lecture a posteriori — nécessairement simplificatrice, incomplète et orientée — d’évènements qui auront en fait, pour une bonne part, échappé à votre contrôle. Dans le cas de l’écriture, le degré de contrôle est certes bien supérieur (d’aucuns en discuteront, mais rarement de bonne foi) ; mais là aussi, les pétitions de principes restent sans aucune pertinence si elles ne se confrontent, rétrospectivement, à leur concrétisation dans tout ce qu’elle a d’imprévisible.

Ce qui ne veut pas dire pour autant, et là se trouve toute la difficulté, qu’il faille renoncer à toute lecture idéologique des pratiques d’écriture : l’idéologie réactionnaire existe, et elle se dissimule bien souvent derrière une illusion populiste de consensus et de tolérance, un « chacun ses goûts » dont le fond bien réel est un anti-intellectualisme militant, méprisable, nuisible. Certes, « chacun ses goûts » ; mais tous les gestes d’écriture n’ont pas la même valeur, pas plus que toutes les paroles n’ont le même poids, ou tous les mots, le même sens. La « soupe » n’est pas qu’une invention, c’est un piège réel qui nous guette tous (et dans lequel je suis, selon toute évidence, irrémédiablement tombé depuis bien longtemps).

Là se trouve d’ailleurs le principal reproche que je fais à ces parasites du champ musical que l’on est censé appeler « musicologues ». Qu’est-ce qu’un musicologue ? Ce n’est ni quelqu’un qui fait de la musique, ni quelqu’un qui écrit de la musique, ni, en fin de compte, quelqu’un qui connaît la musique. Ce n’est qu’un producteur de discours. Qu’est-ce que la musicologie ? Ce n’est ni une science ni une discipline, c’est un simple discours, rarement critique et encore moins analytique, qui s’autoalimente en créant son propre jargon et ses propres habitus, qui a pour seul objet de nourrir un cursus universitaire vide de sens, de pertinence et de débouchés. La nécessité de remplir les salles de classe de la Sorbonne est la seule raison pour laquelle l’on s’est mis à parler de « musicologie » plutôt que d’Histoire de la Musique, de Théorie ou d’Analyse (et je tolérerai même les classes de « Culture Musicale » qui font rage en ce moment) : c’est qu’il fallait occuper les rebuts du système éducatif musical bourgeois d’une façon bourgeoisement acceptable, à savoir ne pas les laisser trop se pencher sur d’authentiques questions historiques, esthétiques et — ultimement — idéologiques. Les classes de musicologie de la Sorbonne, antre de la Réaction s’il en est, sont l’une des raisons pour lesquelles l’on préfère s’extasier doctement sur le « génie », nécessairement intemporel, des compositeurs plutôt que s’interroger sur leur rôle socio-politique dans leur contexte historique, et c’est là tout le but de la manœuvre : la musicologie est un discours de dépolitisation.

* * *

Leurs présupposés idéologiques ayant été établis, tâchons de faire un sort aux questions pré-citées. Je commencerai ici par la dernière, qui est aussi la seule à laquelle je puisse répondre nettement : non, je n’écris pas de musique électro-acoustique. (Notez, au passage, l’emploi nécessairement métaphorique — quoique sans doute légitime — du terme « écriture » pour un langage électro-acoustique, c’est-à-dire essentiellement sonore.)

Même si ma propre démarche ne me mène pas dans cette direction, le travail du son en tant que matériau expressif et créatif est une démarche passionnante, dont la dimension artistique et musicale ne fait absolument aucun doute pour moi, et qui a très certainement, depuis près d’un siècle, eu une influence décisive et irremplaçable sur la totalité des langages musicaux (y compris ceux qui se notent sur des partitions). La phrase précédente sonne comme une justification embarrassée : c’en est effectivement une, tant il m’est difficile de pouvoir dire que je « n’écris » pas d’électro-acoustique sans être automatiquement (au nom de l’idéologie sus-mentionnée) catalogué comme un vieux con réactionnaire pour qui tout ce qui ne se termine pas par une cadence parfaite n’est que « du bruit ».

J’ajouterai au passage que pour moi l’opposition terminologique « bruit/musique » n’a strictement aucune signification : tout « bruit » peut être doté d’une charge expressive considérable (même si dans la plupart des cas cette charge est certainement attribuable à l’auditeur plutôt qu’à l’émetteur, j’y reviendrai), et inversement toute « musique », même faite de notes et de fonctions tonales tout à fait traditionnelles, peut être perçue comme du bruit brut — il me semble que c’est d’ailleurs là tout le propos de certains groupes de metal, même si eux-même ne semblent pas s’en être rendu compte. (Ce qui ne veut pas dire, en retour, que le « bruit » qu’ils produisent ne puisse être chargé d’une valeur expressive, même si une certaine distance de sécurité est à recommander pour l’apprécier sans trop de lésions physiologiques.)

Beaucoup de langages électro-acoustiques me sont familiers depuis l’âge de 11-12 ans ; et l’étendue de ma culture informatique, en tant que geek, n’a rien à envier aux électro-acousticiens (lesquels, pour la plupart, se révèlent d’un manque de curiosité affligeant en la matière) — en particulier en ce qui concerne les nombreux logiciels Libres pouvant être utilisés pour créer ou manipuler des sons ; j’ai d’ailleurs moi-même réalisé quelques bandes-son de cette façon, quoiqu’avec réticence tant le résultat me semblait irrémédiablement insatisfaisant.

Et pour cause : la division, profonde, qui me sépare de l’« état d’esprit » électro-acousticien, tient à l’ontologie même de l’objet musical tel que je le conçois. Pour moi, le son n’est qu’un épiphénomène contingent — et souvent indésirable — de la musique. Je ne peux pas écouter une pièce électro-acoustique sans me demander combien de pistes sont superposées, à quelle fréquence le son est échantillonné, etc., pas plus que je ne peux écouter un concert de piano sans remarquer qu’à partir du fa aigu les marteaux sont usés et le son aigrelet. Certes, il est possible d’oublier ces détails et de se concentrer sur l’essentiel — c’est-à-dire le geste musical — ; en cela consiste, d’ailleurs, le travail du pianiste, qui veillera à compenser comme il le peut les faiblesses de son instrument et à ne pas jouer trop dur. Mais l’aspect technique de la « composition » électro-acoustique (élaboration du son, recherche sans fin de l’onde idéale, nécessaire compensation des limites techniques, contrôle des conditions de diffusion, etc.) reste pour moi une source de frustration constante.

De ces frustrations, la partition me permet de m’abstraire (illusoirement sans doute, mais c’est suffisant) ; la musique écrite représente cette œuvre idéale qui n’a pas encore subi les vicissitudes de la mise en son, aspect dont je peux tranquillement laisser le souci à quelqu’un d’autre. Si j’écris (au sens propre) un jour de l’électro-acoustique dont je pourrai me sentir fier, ce sera certainement sous forme de code pur1, par exemple en Csound ou SuperCollider. (Il se trouve que j’y travaille effectivement pour une pièce en projet au moment où je rédige ceci.)

Cela, toutefois, ne résout pas une autre réticence, tout aussi affective quoique peut-être plus idéologique, et qui va même au-delà des questions techniques et de l’électro-acoustique : je veux écrire une musique immédiate. J’entends par là immédiatement lisible et intelligible, qui puisse s’adresser directement au public sans nécessiter d’intermédiaires ni de compétences spécialisées.

Certes, toute musique est sans doute à son état le plus immédiat lorsqu’elle est pur phénomène sensible — phénomène sonore avant tout, et parfois visuel dans une moindre mesure. Mais pour qui en comprend la notation, la musique écrite peut également être lue et appréciée en tant que telle. Notion qui peut surprendre dans notre société dévouée à ce que j’ai décrit comme un culte de l’objet sonore, où la musique écrite n’en finit pas de faire les frais d’un processus de ringardisation organisée de la culture savante, et s’est trouvée reléguée au rang d’objet superflu et antédiluvien : l’illusion du Progrès artistique, encore et toujours.

En ce sens, et j’y reviends à l’instant, mon premier public est moins l’auditeur que le musicien (j’entends par là toute sorte d’exécutant ou interprète, qu’il soit talentueux ou non, socialement légitimé ou non). C’est ce qui sépare mon écriture — j’espère — d’une démarche purement conceptuelle ou théorique : si je ne me sens pas concerné (du moins pas en tant qu’auteur) par la réception du signal sonore, les conditions de son émission sont pour moi une préoccupation de tous les instants. Ma démarche d’écriture n’est pas dénuée de sensations ni de phénoménologie : elle est seulement sensuelle par procuration.

* * *

Cette mesure-elle jouable ? Est-elle confortable à jouer ? Fera-t-elle sonner correctement l’instrument ? Ses difficultés sont-elles amusantes à résoudre ? Représente-t-elle un défi technique et instrumental ? Tient-elle compte de la fatigue de l’interprète ? Comment être sûr que ma musique plaira à l’interprète ? Peut-être faut-il y faire montre d’humour ? De fantaisie ? D’expressivité ? Peut-être faut-il qu’elle déconcerte ? Est-elle intéressante à jouer ? Peut-elle être comprise et déchiffrée dès la première lecture ? Montre-t-elle assez clairement le geste que je recherche ? Son rythme, existe-t-il une façon plus simple, plus évidente de l’écrire ? De quelle façon terminer pour que le public se lève et applaudisse l’interprète ?

Puis l’on passe à la mesure suivante — et ainsi de suite.

Chaque que j’écris note est à la fois un signe de connivence et une bouteille à la mer : un jeu de séduction, à l’aveugle. Ce dialogue imaginaire, c’est le même que j’ai eu tant de fois, en sens inverse, en déchiffrant seul au piano des partitions de gens que je ne connaissais pas et en me disant « pourquoi cette mesure est-elle orthographiée comme cela ? » « Que cherche-t-il, qu’attend-il de moi ? » « Pourquoi cet accord sonne-t-il moche, est-ce fait exprès ? » « Pourquoi ce rythme absurdement complexe, il ne pouvait pas l’écrire plus simplement ? » — et, plus souvent qu’à mon tour : « Mais qu’est-ce qu’il fait, ce con ? »

En pure perte, évidemment : on ne discute pas avec les compositeurs, on est prié de se satisfaire du texte tel qu’il nous est présenté, béatement et docilement. (Tout au plus pourra-t-on, dans le cas d’un auteur encore vivant et auquel on a accès, tenter timidement de solliciter une audience, tant il est vrai que son temps est évidemment bien plus précieux que le nôtre.) L’interprète n’est pas un intermédiaire, mais un co-auteur qui peut à lui seul changer le sens d’une pièce ; révéler, trahir, surprendre, décevoir. (Pour cette raison, je suis toujours réticent à jouer une partition en présence de son auteur — y compris et tout particulièrement lorsqu’il s’agit de ma propre musique.) Et je parle ici de toutes sortes d’interprètes, la distinction « amateurs/professionnels » n’étant pour moi qu’une sombre machination arbitraire et idéologique.

C’est précisément la raison pour laquelle je me fais un devoir de diffuser mes partitions sous licence Libre, sur un site librement accessible, aisé à trouver, et par lequel tout un chacun peut me contacter et engager un dialogue (privé ou public) avec moi. Il est grand temps que les compositeurs se mettent au service de leur lectorat, plutôt que de rester soigneusement planqués derrière leur éditeur, leurs commanditaires, leurs interprètes-fétiches et leurs confortables cercles d’auto-validation.

De fait — évidemment —, aucun compositeur ne vous dira de but en blanc qu’il se contrefiche de ses interprètes. Cependant, trop rares sont ceux qui en tirent toutes les conséquences : une musique conçue pour l’interprète se doit de faire sens, d’être rédigée avec grand soin, et surtout, surtout, d’éviter toute complexité qui ne soit pas strictement nécessaire. En trois quarts de siècle, nous avons pris la funeste habitude de ne considérer comme « contemporaines » que les partitions qui arborent fièrement une hypercomplexité apparente : cela doit cesser. L’on m’objectera que si l’on avait écouté les instrumentistes, aucun concerto pour piano de Beethoven n’aurait été créé, et que le Sacre du Printemps s’ouvrirait aujourd’hui avec un cor anglais plutôt qu’un basson ; c’est la raison pour laquelle je parle de complexité apparente. Que certaines idées musicales soient intrinsèquement complexes, je l’accepte volontiers ; toutefois cela doit rester une exception, et non un outil au service de je ne sais quelle idéologie de « progrès ». Le milieu musical souffre déjà bien trop de la dévotion envers les enregistrements sonores et du culte des musiciens-athlètes.

Beaucoup de compositeurs ne sont pas instrumentistes eux-mêmes (ni musiciens, serais-je tenté d’ajouter) ; leur connaissance des réalités instrumentales se résume au petit cercle d’interprètes experts (ou groupies) qui gravite autour d’eux et les rassure constamment. À tous ces compositeurs, je ne saurais trop recommander de se rendre de temps en temps dans l’arrière-salle du sordide sous-sol d’un obscur conservatoire de banlieue, et d’y passer quelques heures : cela remettrait sainement, il me semble, deux-ou-trois choses en perspective.

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Une autre dimension dans laquelle s’est développé le renouvellement des langages musicaux, est la conquête du micro-intervalle. D’une part parce qu’il faisait suite à l’évolution harmonique total-chromatique du post-romantisme, d’autre part parce qu’il permettait un renouvellement du travail sur le son instrumental (et vocal). D’un point de vue acoustique, le micro-intervalle fait signe vers des musiques extra-européennes (case in point, la tarte à la crème du « quart-de-ton arabe »), vers des musiques anciennes (les tempéraments inégaux d’avant la Grande Aseptisation), et permet éventuellement de se rapprocher de la perfection des spectres acoustiques.

Si je dis « éventuellement », c’est parce que comme toute quête de perfection, l’ambition d’une exactitude phénoménologique est, par nature, illusoire. La musique dite « spectrale » est une démarche extrêmement intéressante et aboutit occasionnellement à des résultats (ou des résultantes, ah ah2) fort intéressants, elle reste une démarche nécessairement expérimentale et, pour une bonne partie, théorique. Je suis reconnaissant aux compositeurs spectraux d’exister (ainsi qu’à la poignée d’instrumentistes surhumains qui sont en mesure de jouer leurs pièces) ; dans la réalité quotidienne de ma pratique instrumentale, d’enseignement et d’écriture, ce n’est toutefois pas ce langage qui s’impose.

Je ne peux exclure que mes propres limites soient ici à l’œuvre : en tant que pianiste, peu habitué à accorder moi-même mes instruments, il m’arrive de me sentir handicapé (ou, certains jours, dubitatif) en regard de mes collègues qui prétendent percevoir distinctement les huitièmes ou douzièmes de tons. Cependant je trouve quelque consolation dans le fait que la colossale majorité des musiciens (y compris chevronnés) se trouvent dans le même cas que moi — et qu’il serait donc irréaliste et déraisonnable pour n’importe quel compositeur de s’adresser uniquement à l’élite des musiciens microtonaux spécialisés. Il faut en effet, me semble-t-il, conserver un minimum d’exigence de reproductibilité : si même deux très bons violonistes ne vous donnent pas exactement le même fa-quart-de-dièse, alors quelle chance auriez-vous décemment d’obtenir un mi-huitième-de-bémol joué par un orchestre tout entier, lors de plusieurs concerts successifs ?

Que nous le voulions ou non, notre arrière-plan culturel commun, notre enseignement instrumental et (voire) nos capacités auditives font qu’une note micro-intervallique reste une note fausse : nous n’entendons pas un ré-tiers-de-dièse, mais un ré un peu trop haut. Et ainsi de suite — voilà donc pour l’emploi harmonique des micro-intervalles.

Reste l’emploi expressif, en particulier dans la musique de solistes. Il m’est arrivé depuis une dizaine d’années d’y avoir recours, avec parcimonie et en m’entourant de précautions. À la réflexion, je ne suis pas convaincu que ce soit là un élément indispensable au langage que j’utilise ; j’y vois plutôt un artifice spécieux, un n-ième gadget destiné à complexifier l’aspect de la partition et s’acheter à bon compte une apparence de légitimité « contemporaine ». Arnaque qu’il m’est arrivé de pratiquer éhontément, mais dans laquelle je ne souhaite pas me complaire à moins d’être payé grassement par pur souci d’intégrité artistique.

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J’en viens maintenant au champ de bataille majeur qui s’éternise depuis plus d’un siècle : la conquête de l’atonalité.

Il n’est pas inintéressant de noter, au passage, combien la pensée musicale occidentale (et tout particulièrement française) s’articule autour des questions d’échelles harmoniques (beaucoup plus que, par exemple sur les questions rythmiques). Héritage dans lequel je m’inscris d’ailleurs pleinement (pour le meilleur et pour le pire), jusqu’à vouer une espèce de culte fétichiste aux politiques de hauteurs de notes, auxquelles je passe de nombreuses heures à réfléchir.

Si l’on excepte les questions de tempérament que j’ai esquissées plus haut, il me semble pouvoir décrire la pensée musicale des (disons) cinq siècles précédents comme trois formes de traitement des hauteurs de notes : le filtrage, la hiérarchisation et l’harmonisation. Le filtrage est ce qui permet, parmi tous les sons possibles, d’établir un stock de hauteurs disponibles — en d’autres termes, une gamme. La hiérarchisation est la démarche — fortement marquée idéologiquement, j’en veux pour preuve le contexte religieux, philosophique et politique qui a présidé à son avènement à la fin du Moyen-Âge — d’ordonner ces hauteurs, devenues degrés, en définissant des liens de dépendance et d’attraction entre eux. Et l’harmonisation à proprement parler, consiste à construire des accords sur tout ce petit monde, et à exprimer lesdits liens sous forme de fonctions et de cadences. Ce sont là les trois piliers, alors indissociables, du système tonal. (Et de ce fait, l’un des sports favoris d’un auteur post-tonal, sera de chercher à les dissocier.)

Mais pour décrire le système tonal beaucoup plus simplement et en un seul mot, il suffit de dire que c’est un langage polarisé, probablement le plus polarisé que nous connaissions (musique occidentale et extra-occidentales confondues). Tout s’y organise autour de l’attraction vers un pôle unique (la tonique), attraction qui peut être soit résolue soit suspendue soit détournée, et de là naît toute l’expressivité dramatique du langage. Partant, le besoin de plus d’expressivité à chaque génération de compositeurs, a conduit l’évolution musicale vers toujours plus de dissonance, toujours plus de tension (et donc d’éloignement de la tonique), toujours plus de chromatisme. Jusqu’au point où, au début du XXe siècle,il est devenu inévitable de repenser les choses et de se tourner vers des systèmes dépolarisés : musique atonale, musique sérielle.

La dépolarisation des langages musicaux ouvre des perspectives essentielles (sur lesquelles je reviendrai dans un prochain article) : liberté, abstraction, universalité. Elle présente toutefois un inconvénient majeur : son déficit d’expressivité dramatique. Puisque les gestes de tension ou de détente ne sont plus dictés par le rapprochement ou l’éloignement d’une polarité, il faut donc les suggérer par d’autres moyens éventuellement moins intelligibles et moins efficaces (par exemple, la modulation n’a plus aucun sens dans un contexte strictement dépolarisé).

De ce fait, beaucoup d’auteurs de ces cinquante dernières années reviennent à un langage nettement plus polarisé. Certains le revendiquent fièrement, comme un choix néo-tonal audacieux et radicalement post-moderne — et qui pourtant, dans les faits, prend souvent la forme d’un systématisme outrageusement facile et éculé, à peu près indistinct de n’importe quelle musique de consommation. D’autres moins — en se réunissant par exemple sous l’excuse du « langage modal », à qui l’on peut faire dire à peu près tout et n’importe quoi. Et puisque je parle de « n’importe quoi » : quand on en est à vous expliquer doctement que la modernité d’hier ne vaut plus un clou, et que le comble de la modernité aujourd’hui, c’est de faire comme avant-hier... C’est qu’il y a quelque chose de sérieusement pourri au royaume du Danemark.

(Tout le problème, bien sûr, venant de ce concept même de « modernité », qui relève plus de l’argument publicitaire à deux balles que d’une authentique pensée artistique quelle qu’elle soit. « Modernité » est l’un de ces termes qui désamorcent toute possibilité de débat critique — sérieusement, qui oserait se prétendre ouvertement anti-moderne ? — et provoquent de fait une dépolitisation des questions, quand bien même ils prônent officiellement le contraire. La « modernité », en dernière analyse, n’est que l’ultime oripeau de la Réaction.)

En retour, le réflexe inverse qui consisterait à s’engager dans une voie esthétique résolument « contemporaine » (expérimentale, déconstruite, dépolarisée, hypercomplexe) ne me paraît pas plus sain : cela mène tout droit à l’enfermement dans une « tour d’ivoire » artistique, vouée à (sinon calibrée pour) quelques cercles élitistes. En tant qu’auteurs, nolens volens, « contemporains », devons-nous tourner le dos à la réalité socio-culturelle de la quasi-totalité de nos concitoyens ? Devons-nous feindre d’ignorer que nous-mêmes baignons (à la radio, dans la rue, au supermarché, au cinéma) dans un inconscient musical collectif exclusivement tonal ? Il me semble qu’un engagement artistique pertinent ne peut pas faire l’économie de telles questions, et se doit au contraire de rendre accessibles d’autres pensées musicales à ce public que l’on dit « grand » avec mépris. Mais sans jamais perdre de vue qu’il n’y a qu’une lettre de différence entre « pédagogie » et « démagogie ».

Et ce n’est pas là le moindre effet pervers des systèmes de valeurs idéologiques qui sont à l’œuvre : que vous vous tourniez vers les écritures « contemporaines » hypercomplexes que j’évoquais plus haut, ou vers les écritures « post-modernes » néo-tonalo-je-ne-sais-quoi, aucune écriture n’échappe au reproche de facilité, du moment qu’elle se fonde sur un système. Il y a de la « soupe tonale » tout comme il y a de la « soupe post-sérielle » ou de la « soupe électro-acoustique » : le choix de votre langage n’est indice ni de votre sincérité ni de votre courage, il montre simplement vers quel circuit de subventions vous avez choisi de calibrer votre produit.

Partant, peut-être la moins pire des soupes est-elle la soupe « socratique » : celle qui se sait soupe et ne cherche pas à se faire passer pour autre. Mais renoncer une fois pour toutes à la moindre inventivité musicale demande soit un courage et une abnégation hors du commun, soit une énorme couche d’inculture crasse — le milieu de la variété contient des personnes de l’une et l’autre catégorie (quoiqu’en proportions non égales).

Quant à moi, je n’ai jamais pu trancher et « choisir mon camp ». Je n’ai de sympathie ni pour les écoles « authentiquement » contemporaines ni pour les « néo- » quoi que ce soit. Ni, encore moins, pour la musique dite « de variété ». Ni, d’une façon générale, pour tous ceux qui ont trouvé un système définitif, et se contentent de faire tourner la moulinette pour sortir à la demande, exactement la sorte de bouillon auquel s’attend leur public — c’est-à-dire leurs subventionneurs. Ni pour les tenants d’une école quelle qu’elle soit, c’est-à-dire d’une pensée pré-mâchée.

Ni, quand j’y pense attentivement, pour les représentants du genre humain en général.

* * *

De tout ce qui précède, on peut conclure que l’opposition tonal/atonal est entièrement dénuée de sens. La polarisation n’est pas un système que l’on rejette ou que l’on adopte : c’est un ressenti linéaire, qui peut s’exprimer à des degrés variables.

Comme je l’évoquais plus haut, la conquête de l’atonalité s’est faite à peu près au même moment que celle, en peinture, de l’art non-figuratif (suprématisme, abstraction). Or, chacun sait combien la frontière entre figuratif et non-figuratif est floue : une représentation stylisée à l’extrême cesse peu à peu de figurer l’objet pour faire sens (ou non) par elle-même, et inversement il est possible de distinguer des objets dans des images abstraites (croire percevoir une tête de cheval dans les nuages, etc.). Ces degrés de figuration peuvent même co-exister dans un même tableau : vu de près, une toile impressionniste n’est qu’un ensemble de tache, une fleur de Velazquez n’est qu’un pur geste du pinceau. De même, la polarisation variable d’un langage musical permet des gestes inattendus et déroutants, parfois peut-être d’une beauté étrange, par exemple une envolée en mode non-octaviant dépolarisé dans laquels l’on se « perd » un instant, en apesanteur, avant de renouer avec le discours dramatique — ou, au contraire, au sein d’un discours complètement dépolarisé, l’émergence soudaine d’un accord, d’un temps de valse, d’une cadence ou d’une période de choral évoquant un souvenir musical passé.

Et de fait, je trouve la tension et l’hésitation plus intéressantes que le fait de trancher une fois pour toutes. Peut-être par lâcheté, j’ai décidé de cesser de vouloir trancher cette question a priori, et de m’autoriser à écrire tout ce qui me passerait par la tête, aussi bien en matière de gestes hollywoodiens-dégoulinants à la Poulenc que de textures sonores totalement dépolarisées à la Ligeti. Bref : flûte.

Pour parler plus concrètement, je me plais à pervertir les outils harmoniques censément incontournables de tout compositeur contemporain : plutôt que des modes octaviants, j’utilise des échelles bi- ou tri- octaviantes ou à polarisation variable ; plutôt que des séries de douze notes, j’utilise du « sérialisme détendu » et des parités statistiques, etc.

Plutôt qu’outils au service d’un langage pré-existant, je préfère penser à ces dispositifs comme autant de contraintes formelles, en dépit desquelles je dois écrire et non grâce à elles — faute de quoi l’on tombe très vite dans l’écriture systématique « à la moulinette ». Qu’est-ce que je disais déjà ? Ah oui : bref, flûte.

* * *

Sens du sacré et ségrégation sociale : au fond, le paysage musical actuel tend à évoquer une société archaïque, où la musique se résumerait à d’impénétrables rituels pratiqués par une caste de grands-prêtres pendant que le bas-peuple se contente de réjouissances infantiles (et de plus ou moins crever de faim, mais c’est un autre problème). Je dis bien « tend à évoquer », car il faut reconnaître les efforts accomplis par beaucoup d’acteurs pour l’éviter. Mais ces efforts ne sont pas sans effets pervers : en général, une initiative pour rendre la musique contemporaine accessible à d’autres qu’aux pontes et aux initiés, n’aboutira guère qu’à... un n-ième colloque sur le sujet, entre pontes et initiés.

Ce qui est aussi à l’œuvre ici, c’est la place même de l’art dans notre société capitaliste et prolétarisée. Art-expression, art-divertissement, art-culture, art-actionsociale,... toutes les pratiques artistiques semblent appelées à rester sagement cloisonnées et délimitées (l’illustration ultime en étant la fameuse séparation arbitraire « amateur/professionnel » à laquelle je n’en finis pas de tordre le cou). Cette « distinction » symbolique est la justification d’un système industriel et commercial (même s’il se drape dans de nobles alibis, j’en veux pour exemple toutes les œuvres qui prétendent délivrer un « message ») qui me semble contribuer au morcellement du corps social en se choisissant, comme disent si élégamment les publicitaires, des « cœurs de cible ».

Peut-être la musique est-elle, tout simplement, surinvestie. En tant qu’auditeur, instrumentiste ou auteur, je ne crois pas avoir jamais dit « cette musique est belle » ; ce mot me semble à la fois galvaudé, et sacralisant, imprécis et en dernière analyse, inepte. Il m’arrive, en revanche, de dire « cette musique est efficace », ce qui — contrairement à la beauté — ne désactive pas ma capacité de jugement critique et rationnel. Pour reprendre une phrase attribuée à Stravinsky, je ne crois pas que la musique soit apte, en elle-même, à exprimer quoi que ce soit ; c’est tout au plus un ensemble de gestes plus ou moins expressifs, un support sur lequel l’imagination et l’affectivité de l’auditeur crée ensuite du sens. Là encore, ce processus ne me concerne plus.

De même que la partition m’intéresse plus que le son, la logique m’intéresse plus que le sentiment. Tout d’abord parce qu’elle est ce qui sépare une véritable œuvre d’art d’une expression affective brute : donner un cadre (perceptible même inconsciemment), revient à créer une distanciation et à s’adresser de ce fait à l’intelligence de son public plutôt qu’à ses (bas) instincts. D’un point de vue moins idéologique et plus personnel, travailler sur des contraintes formelles, sur une architecture minutieusement pensée à l’avance, où tout se fait écho et tout est en miroir, me rassure : illusion que le monde a un sens, où chaque chose a une place unique, logique et nécessaire. En cela, les compositeurs qui m’intéressent le plus sont des gens comme Brahms ou Bartòk — ou encore le Schönberg des Six pièces opus 19, qui m’ont donné à l’âge de douze ans l’ambition folle de parvenir à une écriture aussi universelle que 2 + 2 = 4. Cette obsession ne m’a pas vraiment quitté aujourd’hui, mais j’essaye d’en faire un jeu.

Ma pratique de l’écriture se veut accessible et ludique : j’aimerais considérer chaque partition comme un jeu de piste — un peu comme les auteurs de l’Oulipo, décrits par François Le Lionnais comme des rats qui construisent eux-même le labyrinthe dont ils se proposent de sortir. Un jeu d’esprit, un jeu d’adresse — d’ailleurs ne parle-t-on pas de jouer de la musique ? Le jeu peut procurer un amusement, une séduction peut-être, mais il suppose en tout cas la connivence et l’adhésion de ceux avec qui l’on joue. Ma musique ne cherche ni à sujuguer, ni à terroriser — et de ce fait, pas même à émouvoir. C’est pour cela que j’ai pris l’habitude de présenter ma musique comme « de la musique gentille ». Encore une fois, je n’ai que faire de la sacralité : mes partitions ne sont pas censées être jouées la mine grave, dans un silence religieux.

Dire que je « joue à écrire », comme d’autres font des réussites ou des sudokus, me paraît la façon la plus honnête de présenter mon travail. Je n’ai aucune prétention à réinventer la roue (et encore, ce serait alors une roue pour rongeurs !), mais simplement celle de travailler de la façon honnête, sans hypocrisie ni artifice, et en gardant à l’esprit que chacun de mes choix, chacun de mes gestes risque un jour de demander travail et réflexion à un hypothétique interprète (mon semblable, mon frère).

Tout le reste, est musicologie.

Valentin Villenave.


[1De ce point de vue, il est sans doute possible d’« entendre » une pièce électro-acoustique sous Csound ou SuperCollider en lisant simplement son code source, tout comme l’on peut imaginer une partition en ne lisant que son code source LilyPond ; cela demande, toutefois, un très haut niveau de compétence technique.

[2Cherchez pas, c’est de l’humour spectral.

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