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Entretiens d’un Libriste

avec la cantatrice de ***

lundi 24 janvier 2011, par Valentin.

Peut-être connaissez-vous ce charmant petit texte de Denis Diderot qui aborde sur un ton léger des questions telles que la foi, la religion et l’athéisme. En voici un pastiche réalisé par mes soins, autour du droit d’auteur et des licences Libres.

J’avais je ne sais quelle affaire à traiter avec le producteur *** ; j’allai à son hôtel, un matin ; il était absent : je me fis annoncer à madame la cantatrice, son épouse. C’est une femme charmante ; le son de sa voix, sa carrière couronnée de nombreuses distinctions, et son irremplaçable discographie n’en finissent point d’enchanter le public. Elle était à son ordinateur, achevant de consulter son courrier. On m’approche un fauteuil ; je m’assieds, et nous causons. Sur quelques propos de ma part, qui l’édifièrent et qui la surprirent (car elle était dans l’opinion que celui qui copie un disque est un homme de sac et de corde, qui finira par être pendu), elle me dit :

« N’êtes-vous pas monsieur Valenti ?

Valenti. — Oui, madame.

La Cantatrice. — C’est donc vous qui croyez en la libre diffusion des œuvres d’art ?

Valenti. — Moi-même.

La Cantatrice. — Cependant vous êtes musicien vous-même.

Valenti. — Pourquoi non, si je puis l’être en honnête homme ?

La Cantatrice. — Et vos propres principes, les pratiquez-vous ?

Valenti. — De mon mieux.

La Cantatrice. — Quoi ! vous permettez que l’on reproduise vos œuvres, vous souffrez qu’on les puisse interpréter, en tous lieux, librement ?

Valenti. — Je l’autorise, et bien plus : je l’encourage.

La Cantatrice. — Mais qu’y gagnez-vous donc ?

Valenti. — Rien du tout, madame la cantatrice. Est-on honnête homme parce qu’il y a quelque chose à gagner ?

La Cantatrice. — Bien étrange définition de l’honnêteté, en vérité ! Vous sentez-vous donc autorisé à copier vous-mêmes les œuvres d’autrui ?

Valenti. — Cela m’est arrivé, je le confesse.

La Cantatrice. — Nous y voilà ! vous êtes donc un pirate, un voleur, un pillard et un détrousseur !

Valenti. — Non pas.

La Cantatrice. — Quoi ! Vous téléchargez, et cependant vous ne volez point, vous ne tuez point, vous ne pillez point ?

Valenti. — Très rarement.

La Cantatrice. — Si vous n’êtes ni voleur ni assassin, convenez du moins que vous n’êtes pas conséquent.

Valenti. — Pourquoi donc ?

La Cantatrice. — Quitte à vous repaître indûment du travail d’autrui, vous pourriez aussi bien pratiquer le vol à l’étalage ou vous faire bandit de grand chemin. Vraiment, vous prétendez ne point voler ?

Valenti. — Non, d’honneur.

La Cantatrice. — Mais dans ce cas, que gagnez-vous à partager des œuvres sur Internet ?

Valenti. — Rien.

La Cantatrice. — Cela est triste. Convenez donc que vous êtes bien méchant ou bien fou !

Valenti. — En vérité, je ne saurais, madame la cantatrice.

La Cantatrice. — Quel motif peut avoir un honnête homme d’agir de la sorte, s’il n’est pas fou ? Je voudrais bien le savoir.

Valenti. — Et je vais vous le dire.

La Cantatrice. — Vous m’obligerez.

Valenti. — Ce matin en vous levant, avez-vous constaté qu’il vous manquait quelque objet, bijou, accessoire ou périphérique informatique ?

La Cantatrice. — Grands dieux non ! — Vous m’effrayez : quelque chose m’aurait-il été dérobé pendant mon sommeil ?

Valenti. — À vous en croire, ce devrait être le cas : je me suis permis hier soir de copier votre dernier disque... Et cependant vous m’assurez aujourd’hui que rien ne vous fait défaut.

La Cantatrice. — Comment ? c’est à moi que vous venez dire cela, à moi ?

Valenti. — Las, ce n’est pas tout : ayant copié et encodé votre disque, j’ai été à ce point enthousiasmé par votre incarnation d’Iphigénie, que je me suis mis en devoir de poster l’enregistrement en question sur YouTube®.

La Cantatrice. — Tant d’intrépidité me confond. Vous mêlez l’outrage à l’hommage ; et je ne sais trop s’il faut vous louer ou vous blâmer.

Valenti. — Si j’en juge par ce que je vois, la réponse est devant vous : j’ai cru voir sur votre écran la page YouTube® en question — peut-être un de vos admirateurs vous en a-t-il fait parvenir le lien ?

La Cantatrice. — Non point ; c’est mon mari qui me l’a adressé ce matin. En sa qualité de producteur, il est titulaire des droits sur ce disque...

Valenti. — Je crains le pire.

La Cantatrice. — Oh ! il est furieux. Comme d’habitude, il va exiger le retrait de cette page, chercher à identifier les coupables et très certainement porter plainte. Vous avez du souci à vous faire.

Valenti. — Vraiment ? Vous allez me faire regretter mon imprudence...

La Cantatrice. — Et vous ferez bien ! — Bien sûr, il attendra probablement quelques jours avant d’agir ; cette vidéo n’est là que depuis une douzaine d’heures et elle a pourtant déjà été consultée par plusieurs centaines de milliers de visiteurs...

Valenti. — N’êtes-vous point flattée de ce témoignage de popularité ?

La Cantatrice. — Si fait — et pourtant... C’est égal : voilà autant de gens qui n’auront plus le moindre intérêt à faire l’acquisition de mon disque.

Valenti. — Dites plutôt : autant de gens qui se presseront en masse dès votre prochain récital — ou encore : autant de gens qui se dépêcheront d’acheter votre disque pour vous témoigner leur reconnaissance. Ou pour l’offrir à leurs proches. Ou pour en garder une trace tangible. Ou...

La Cantatrice. — Il suffit ! Brisons là, monsieur Valenti : je veux bien admettre que vous ne m’avez point détroussée comme j’aurais pu le dire tantôt, par excès de langage. Il n’empêche : vous vous livrez là à un jeu bien imprudent.

Valenti. — L’avenir nous le dira. Mais de grâce, dites-moi : puisque vous avez vu cette page YouTube®, avez-vous pris un instant pour parcourir des yeux les innombrables commentaires dithyrambiques laissés par votre public ?

La Cantatrice. — Je l’avoue.

Valenti. — Et cette lecture vous a-t-elle été d’un intérêt, d’un agrément quelconque ?

La Cantatrice. — Je ne saurais vous répondre sans que ma modestie en vînt à souffrir.

Valenti. — Il n’y a rien là de honteux, pas davantage qu’à recevoir un bouquet de fleurs ou une ovation à l’Opéra au moment des saluts.

La Cantatrice. — C’est là une comparaison intéressante. Il est vrai que je n’ai point l’habitude de recevoir des fleurs lorsque je publie un disque ; peut-être est-ce là un avantage de notre époque ?

Valenti. — Cette dernière remarque est d’une grande pertinence, et vient à point nommé pour me dissuader de dire une sottise fort inconvenante.

La Cantatrice. — Dites, dites donc votre sottise, je ne l’entendrai pas ; je me suis accoutumée à n’entendre que ce qui me plaît.

Valenti. — C’est que, de votre propre aveu, la diffusion de votre enregistrement, gratuite, sur YouTube®, ne vous porte peut-être point de préjudice, et même si ledit préjudice était avéré — ce qu’il n’est point — elle apporte certains avantages qui le pourraient compenser, au moins en partie.

La Cantatrice. — Il est vrai.

Valenti. — Or, vous avez également dit que votre époux s’apprêtait vraisemblablement à prendre des mesures sévères à l’encontre du malheureux qui avait indûment reproduit cet enregistrement. Ceci alors même que, s’il n’en tenait qu’à vous, l’affaire aurait été traitée avec l’indulgence que l’on vous connaît.

La Cantatrice. — Très certainement ; cependant, ce sont également mes intérêts qu’il représente. Qu’allez-vous donc insinuer ?

Valenti. — Rien du tout : j’ai trop d’estime pour M. votre époux pour suggérer qu’il puisse en être autrement. Mais supposons que votre disque ait été produit par quelqu’un d’autre, quelqu’un avec qui vous n’auriez aucun lien. Cela se pourrait-il ?

La Cantatrice. — Je puis l’imaginer.

Valenti. — Cet autre producteur aurait donc pu porter plainte, attaquer et poursuivre, menacer, terroriser, l’internaute que je suis et la terre entière s’il l’eût fallu... Le tout sans votre accord, et pourtant en votre nom ?

La Cantatrice. — Vous me fâchez : je ne saurais souffrir une telle déraison !

Valenti. — C’est bien là mon propos : sans doute n’en auriez-vous même pas eu vent, et quand bien même l’eussiez-vous su, il vous aurait été fort difficile de vous y opposer.

La Cantatrice. — En ce qui concerne mon mari, je sais plus d’une façon d’obtenir de lui ce que je veux.

Valenti. — Vous pouvez donc vous estimer doublement comblée de votre mariage. Mais cette chance que vous avez, nombre d’artistes ne peuvent s’en prévaloir, et l’on commet en leur nom — parfois avec leur accord, parfois sans même qu’ils le sachent — maints abus et maintes injustices... Mais nous nous jetons là dans une longue discussion.

La Cantatrice. — Qu’est-ce que cela fait ? Mon époux ne rentrera pas sitôt ; et j’aime mieux parler raison avec vous, que de passer ma matinée à jouer au démineur.

Valenti. — Vous m’en voyez honoré. Mais où en étions-nous ?

La Cantatrice. — Vous parliez d’injustice, et j’allais vous opposer que dans un pays tel que le nôtre, les lois protègent le faible contre le puissant.

Valenti. — Les lois ? L’on n’a de cesse de les réécrire, et ce, invariablement en défaveur des citoyens. Le législateur semble déterminé à suivre à la lettre les desideratas des industriels, et ce au mépris de l’intérêt général et du bien public. D’année en année, nous voyons ainsi s’éroder nos libertés civiques, une par une : liberté d’expression, liberté de la presse, confidentialité des communications et droit à la vie privée...

La Cantatrice. — Justes cieux ! Tableau bien noir que vous me brossez là.

Valenti. — Tout cela au nom des artistes, naturellement.

La Cantatrice. — Voilà bien des abus, mais la faute n’en incombe point au droit d’auteur.

Valenti. — Ne vous méprenez pas, madame : je crois au droit d’auteur. Ou du moins, j’y croirais s’il était digne de ce nom. Mais qui pourrait croire que c’est véritablement de l’intérêt des auteurs qu’il s’agit, cependant que l’on prolonge régulièrement la durée de protection de leurs œuvres, des décennies — et parfois même plus d’un siècle — après leur mort ?

La Cantatrice. — Il faut pourtant bien que mes enfants mangent : vous en avez trouvé six autour de moi, et dans quelques jours vous en pourriez voir un de plus sur mes genoux, devant l’ordinateur. Ne méritent-ils point de vivre, après ma mort ?

Valenti. — Ils le méritent certainement, autant que les enfants de tout autre — et fort heureusement votre mort n’est point à craindre de sitôt ! Ce qu’ils ne méritent point, en revanche, est une rente pour le restant de leurs jours... particulièrement si cette rente devait être garantie au détriment du bien-être et des libertés de l’ensemble de leurs concitoyens.

La Cantatrice. — Il s’en faut.

Valenti. — Ces six jolis enfants que vous avez, ont eux aussi bien de la chance : de par leur mère tant que de par leur père, ils ont l’assurance d’un avenir où rien ne leur fera défaut. Mais avez-vous songé à tous les enfants que vous contribuez également à nourrir ? En effet, je ne sache pas que votre éditeur, votre distributeur, votre société de droits d’auteur, fassent également partie de votre famille : et pourtant, voilà autant de gens qui profiteront de vos droits voisins...

La Cantatrice. — Tant mieux pour eux.

Valenti. — Oui-da ; mais là encore, une chance n’est pas un dû : en leur reconnaissant ce droit, vous leur conférez également le droit de tracasser vos concitoyens, voire de violer leurs libertés, et ce pendant des décennies, même après votre mort.

La Cantatrice. — Un mal nécessaire, j’imagine. J’avoue que je ne me soucie guère de mes royalties, qui ne représentent d’ailleurs qu’une maigre fraction de mes revenus. Ma société de droits d’auteur ne me paye qu’à la petite semaine, et j’ai depuis longtemps renoncé à m’en plaindre.

Valenti. — Il existe aujourd’hui d’autres possibilités. Ce que la loi décourage, la technologie l’autorise... Mais, madame, il faut absolument que je parle à M. votre époux.

La Cantatrice. — Je vais lancer Skype®, voir s’il est visible. Mais continuez donc !

Valenti. — De quoi m’apprêtais-je à parler ?

La Cantatrice. — De la technologie moderne.

Valenti. — Très juste. La technologie n’est ni bonne ni mauvaise : elle peut vous libérer, ou bien vous asservir. Le tout est de faire le bon choix.

La Cantatrice. — Les choses sont-elles vraiment si tranchées ? Ainsi, vous me chantiez il y a peu les louanges du site YouTube® ; mais en omettant de mentionner que ce site est couvert de publicité. Même si je ne me suis jamais guère occupée qu’à travailler ma voix et à faire des enfants, je sais additionner deux et deux, et il me semble que les tenanciers de ce site jouissent de bénéfices considérables en se contentant d’exposer le travail d’autrui à des millions de visiteurs !

Valenti. — Il est vrai.

La Cantatrice. — N’y a-t-il donc point quelque hypocrisie à brocarder les « intermédiaires » ainsi que vous le faites, tandis que vous ne faites guère qu’en substituer de nouveaux aux anciens ?

Valenti. — C’est précisément pour cela que j’attirais votre attention sur la technologie qui asservit, dont de tels sites sont des exemples — ô combien tentateurs ! Je vous ferai néanmoins remarquer que, même s’il m’arrive d’utiliser YouTube® moi-même et que je ne serais point outragé d’y trouver un jour mes propres ouvrages, ce n’est point le moyen de diffusion que j’utilise d’ordinaire.

La Cantatrice. — Et comment faites-vous donc ?

Valenti. — C’est là qu’intervient la technologie qui libère : plutôt que d’avoir à reposer sur d’innombrables intermédiaires, il est aujourd’hui aisé pour tout auteur ou artiste d’ouvrir sa propre échoppe sur le Web, et d’offrir lui-même ses propres œuvres à son public. Je dis offrir, car dans bien des cas les auteurs en question font le choix de laisser leurs œuvres accessibles gratuitement !

La Cantatrice. — Fi donc ! Fables que tout cela.

Valenti. — Point du tout : pas une semaine ne se passe sans qu’un artiste talentueux ne nous en donne quelque exemple. Pour être tout à fait franc, je dois ajouter que c’est encore une chose rare au regard des myriades d’œuvres que l’on publie chaque jour en tout lieu. Mais dans bien des cas l’expérience s’avère concluante — quoique risquée.

La Cantatrice. — Des risques ? Quels sont-ils ?

Valenti. — D’abord le risque, comme avec toute œuvre, de n’avoir point de succès.

La Cantatrice. — Assurément, mais ce n’est point propre aux œuvres diffusées librement.

Valenti. — Cela peut l’être, lorsque vous n’avez point l’appui d’une solide campagne publicitaire, de critiques, de tout cet apparat qui accompagne aujourd’hui les œuvres que l’on dit « à succès ». Ce qui m’amène à mon second point.

La Cantatrice. — Est-il risque plus grand que de n’avoir point de succès ?

Valenti. — Si fait : l’isolement. Un auteur qui fait le choix d’autoriser la libre diffusion de ses œuvres, s’exclut de ce fait — et même sans le vouloir — de tout le système que j’évoquais tantôt : plus d’éditeur, plus de société de gestion de droits, plus de producteur...

La Cantatrice. — À vous entendre, ce n’est pourtant point là une mauvaise chose.

Valenti. — C’est que je me suis mal exprimé, dans ce cas. Il n’est pas dans mon propos de contester l’utilité ou la valeur de tous ces intermédiaires ; ce que je conteste, c’est la façon dont ils conduisent, sous couvert de droit d’auteur, à déposséder de fait l’auteur du contrôle sur le devenir de son œuvre.

La Cantatrice. — Il est un autre risque que vous ne mentionnez pas.

Valenti. — Quel est-il donc ?

La Cantatrice. — Celui de connaître le succès, mais non la prospérité financière qui devrait l’accompagner.

Valenti. — Cette fois, c’est à moi de vous reprocher de conter des fables. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que ce risque est absolument inexistant... Mais il n’est en aucun cas lié au modèle de diffusion que choisit l’auteur.

La Cantatrice. — Vraiment ? Je ne vous comprends pas.

Valenti. — N’avez-vous point remarqué que les plus fervents défenseurs du « droit d’auteur »... sont en général également ceux qui ont la plus forte propension à le violer ? Notre gouvernement nous le prouve chaque jour.

La Cantatrice. — Je vois à quoi vous faites allusion. Mais vous ne sauriez inférer, de l’hypocrisie de quelques-uns, une règle s’appliquant à tous !

Valenti. — Aucunement ; tout juste puis-je me borner à constater que pour beaucoup, le droit d’auteur n’est qu’une façon parmi d’autres de faire privilégier des intérêts privés sur le bien commun.

La Cantatrice. — Et ce faisant, vous avez adroitement évité de répondre à mon objection implicite, monsieur Valenti : faire le choix d’une diffusion libre, c’est s’exposer à la famine !

Valenti. — Hélas ! Faire le choix d’une carrière artistique, c’est s’exposer à crever de faim, et la libre diffusion n’y change rien. En revanche, il existe de nombreux modèles de financement en dehors du système traditionnel : les dons, les souscriptions, les commandes, les revenus annexes (publicitaires ou autres),... sans oublier la scène, que rien ne remplacera jamais, vous êtes bien placée pour le savoir. La vérité est que le public ne demande qu’à payer, y compris lorsqu’il n’y est pas obligé.

La Cantatrice. — Quel motif peut avoir un mélomane de payer pour entendre de la musique sans y être obligé, s’il n’est pas fou ? Je voudrais bien le savoir.

Valenti. — Ne serait-ce que la reconnaissance de ne point être traité en simple consommateur, par exemple.

La Cantatrice. — Je ne suis pas sûre de vous entendre.

Valenti. — Prenons donc un exemple : je vous ai tantôt interrompue dans la lecture de votre courrier : de nombreux admirateurs, j’imagine ?

La Cantatrice. — Non point ; ainsi que je vous le disais, mon seul courrier de ce matin provient de monsieur ***, mon époux.

Valenti. — Or j’ai moi-même reçu, pas plus tard que ce matin, trois messages de musiciens qui appréciaient mon travail. Et ce nonobstant que ma modeste notoriété ne soit aucunement comparable à la vôtre...

La Cantatrice. — C’est évident : vous bénéficiez avec votre public, quoique plus restreint, d’une proximité bien supérieure à la mienne, laquelle se résume à un bouquet parfois lancé de très loin, au moment des saluts...

Valenti. — Geste charmant au demeurant. Mais ne trouvez-vous point qu’il y a là une chose infiniment précieuse ? Vous qui avez chanté les œuvres des plus grands compositeurs, n’auriez-vous point souhaité pouvoir leur écrire directement, voire leur faire part de vos questions d’interprétation ?

La Cantatrice. — Il est vrai.

Valenti. — Ne considérer son public que comme un client, revient à ne considérer son propre travail d’artiste que comme une marchandise. Il est à la fois arrogant pour l’auteur, et infantilisant pour le public, que de réclamer à cors et à cris un paiement, et d’y subordonner l’accès à l’œuvre. Au contraire, quoi de plus humble que de se présenter devant son public en disant « Voici mes œuvres ; je ne veux point présumer de leur valeur mais je vous fais confiance pour l’estimer vous-même et me payer en conséquence » ?

La Cantatrice. — Vous voilà bien naïf !

Valenti. — Non, madame, pas moi : les nombreux artistes ou auteurs qui font ce choix « naïf », non moins que les innombrables citoyens qui trouvent aujourd’hui tout naturel de leur faire des dons ou de leur acheter ce qu’ils ne vendent point. Ou encore, les grandes entreprises qui rémunèrent des programmeurs pour écrire du code qui est ensuite diffusé à tous les vents. Ou encore, les fondations qui recueillent dons et subventions, emploient des gens, passent des commandes... Mais, M. le producteur ?

La Cantatrice. — Encore un moment, et puis nous l’appellerons ensemble sur son portable. Je ne sais trop que vous répondre, et cependant vous ne me persuadez pas.

Valenti. — Je ne me suis pas proposé de vous persuader. La diversité est chose souhaitable, et le système traditionnel du droit d’auteur, qui a fait et qui fera tant de méchants, nous apporte aussi de magnifiques choses telles que vos créations. Continuez, madame, à jouir de vos privilèges et à enchanter votre public, tant que vous vous garderez d’être dupe du mal qui peut être fait ou dit en votre nom. Et souffrez que d’autres que vous, pendant ce temps, explorent de nouvelles voies et cherchent à imaginer un monde plus juste.

La Cantatrice. — Vous n’avez pas, à ce que je vois, la manie du prosélytisme.

Valenti. — Je l’ai, car ceux qui sont faits pour se délivrer du système traditionnel ont grand besoin de soutien ; mais je sais également m’incliner devant les talents et l’héritage des siècles précédents.

La Cantatrice. — Je vous en estime davantage.

Valenti. — Je permets à chacun de penser à sa manière, pourvu qu’on me laisse penser à la mienne. Mais, M. le producteur...

La Cantatrice. — Il n’est pas connecté. Ainsi, tel est le pari que vous avez fait ? Vos propres œuvres, diffusées en ligne, librement ?

Valenti. — Je mets à fonds perdu.

La Cantatrice. — Ne recevez-vous donc point de paiement pour votre travail et votre peine ?

Valenti. — Non pas : il m’arrive, quoique trop rarement, de recevoir des commandes.

La Cantatrice. — Là, vous voyez bien !

Valenti. — C’est très différent : je trouve tout à fait normal d’être payé pour le temps que je consacre à réaliser une partition. Ce que je ne trouve point normal, c’est d’exiger un « droit de suite » pour chaque fois où ladite partition sera lue, jouée, reproduite, diffusée. Et ce que je trouve inacceptable enfin, ce serait de recouvrer ces émoluments par la terreur, et d’exiger de mes concitoyens qu’ils renoncent pour cela à leurs libertés civiques !

La Cantatrice. — Cependant vous allez même plus loin, puisque vous autorisez même qu’on modifie vos œuvres, et que l’on s’en serve pour créer de nouvelles œuvres...

Valenti. — Il faut bien que l’art vive et reste en mouvement. Les chefs-d’œuvre de M. von Gluck, dont nous parlions tantôt et qui doivent tant à ses précurseurs ainsi qu’à ses contemporains, n’auraient jamais vu le jour si la législation du droit d’auteur avait été aussi contraignante qu’elle l’est ensuite devenue. Point d’Armide, point de Roland... et point d’Iphigénie.

La Cantatrice. — Vous comparer à M. le chevalier von Gluck, comme vous y allez !

Valenti. — Ainsi, j’autorise la création et la diffusion de versions modifiées de mes œuvres, mais à certaines conditions très précises qui me permettent de maintenir une version « de référence » des partitions en question. Entre autres contraintes, je n’autorise point que l’on s’attribue mon travail sans au moins citer mon nom.

La Cantatrice. — C’est bien le moins. La notion d’intégrité d’une œuvre ne vous est donc pas totalement étrangère ?

Valenti. — Aucunement. Les modèles de diffusion alternatifs ne sont pas l’abolition du droit d’auteur, bien au contraire : il s’agit de réaffirmer et de se réapproprier le droit pour les auteurs eux-même (et non je ne sais quels intermédiaires) de contrôler ce qu’il advient de leurs ouvrages ! Mais je digresse, et M. le producteur...

La Cantatrice. — Encore une question, et c’est la dernière. Êtes-vous bien tranquille dans votre choix de diffusion ?

Valenti. — On ne saurait davantage.

La Cantatrice. — Pourtant, si vous vous trompiez ?

Valenti. — Quand je me tromperais ?

La Cantatrice. — Tout ce que vous croyez vrai serait faux, et vous seriez ruiné. Monsieur Valenti, c’est une terrible chose que d’être pauvre pour l’éternité : c’est bien long.

Valenti. — Sans doute n’en aurait-il pas été autrement si j’avais été inscrit chez un éditeur et auprès d’une société de droits d’auteur. Mais j’ai bon espoir d’être dans le vrai, et qu’un jour prochain l’on se rendra compte que les lois et le commerce doivent aller dans le sens du peuple, et non à son encontre comme c’est le cas aujourd’hui.

La Cantatrice. — Et d’où vient cette bizarrerie ?

Valenti. — De ce qu’il est impossible d’assujettir un peuple à une règle qui ne convient qu’à un système vieux de deux siècles. Il en est des lois comme des spécifications HTML, qui toutes se relâchent avec le temps. Ce sont des folies qui ne peuvent tenir contre l’impulsion constante de la nature, qui nous ramène sous sa loi. Et faites que le bien des particuliers soit si étroitement lié avec le bien général, qu’un citoyen ne puisse presque pas nuire aux artistes sans se nuire à lui-même ; assurez à la générosité sa récompense, comme vous avez assuré à la contrefaçon son châtiment ; que le talent soit diffusé et reconnu sans distinction de licence ou de copyright, jusque dans les plus grandes places de l’État ; et vous ne trouverez plus d’autres pirates qu’un petit nombre d’hommes, que leur nature entraîne à se comporter en profiteurs. Madame la cantatrice, le partage est trop aisé ; et les ayant-droit sont trop bornés : n’attendez rien d’un législateur si peu sage, d’un système d’opinions bizarres qui n’en impose qu’aux enfants ; qui encourage au crime par l’absurdité de ses dispositions ; qui envoie l’innocent payer l’ayant-droit pour une hypothétique injure faite à l’artiste, et qui avilit l’ordre des devoirs naturels et moraux, en le subordonnant à un ordre de devoirs chimériques.

Nous en étions là lorsqu’un signal sonore nous indiqua que M. le producteur s’était connecté. Je rapprochai mon fauteuil de celui de Mme la cantatrice, qui me disait : « C’est à faire tourner la tête, n’est-ce pas ?

Valenti. — Pourquoi donc, quand on l’a bonne ?

La Cantatrice. — Après tout, le plus court est de se conduire comme si le droit d’auteur traditionnel était la seule possibilité.

Valenti. — Même quand on sait les injustices auxquelles il donne lieu ?

La Cantatrice. — Si ce n’est pas le plus poli, c’est du moins le plus sûr.

Valenti. — L’avenir nous le dira, madame la cantatrice.

La Cantatrice. — Mais j’y songe, quelle était donc cette affaire au sujet de laquelle vous deviez voir mon époux ?

Valenti. — Rien qu’une babiole ; on m’a commandé une musique pour une publicité télévisuelle.

La Cantatrice. — Ah ! le traître ! Et si vous faisiez affaire avec mon mari, seriez-vous disposé à publier cette musique sous un droit d’auteur traditionnel, et à vous inscrire auprès d’une société de droit d’auteur ?

Valenti. — Je n’y manquerais pas.

La Cantatrice. — Fi ! le vilain hypocrite.


Valentin Villenave, d’après l’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de *** de Denis Diderot.

Messages

  • Très agréable lecture, fort bien rédigé (sans savoir dans quelle mesure vous le devez à Diderot, je vous en fais tout de même le compliment). Je me permets de signaler une coquille : « le plus le plus poli », tout en notant au passage que j’ai été agréablement surpris par la quasi-absence de fautes. Une denrée bien trop rare !

    • Merci pour le signalement, c’est corrigé !

      Pour ce qui est de l’héritage de Diderot, le premier quart du texte est très fidèlement calqué sur le texte original ; ensuite cela s’en éloigne sensiblement, même si certaines articulations ont été conservées (et la chute !). J’ai tâché de veiller à employer une langue proche de celle de l’époque (ce qui n’est pas évident car la langue française de ces années-là était en pleine métamorphose)...

      Un procédé sur lequel j’ai choisi de faire l’impasse est le « storytelling » avant la lettre de Diderot : son texte est émaillé d’apologues et d’anecdotes, pour lesquelles il aurait été relativement aisé de trouver des anecdotes contemporaines correspondantes... Mais je dois avouer que je suis tellement abattu de devoir toujours ressasser les mêmes histoires (pour édifiantes qu’elles soient) de « pirates » punis pour l’exemple, de copyvios ridicules, de dysfonctionnements iniques de notre système législatif ou judiciaire... que j’ai préféré éviter de retomber là-dedans. Cela donne au texte une tournure plus théorique, abstraite, voire rébarbative (ce qui est dommage),... mais aussi plus « philosophique » (ce qui est mieux).

      En tout cas, je ne saurais trop vous inviter à aller jeter un coup d’œil sur le texte de Diderot, qui est l’une de ses grandes réussites (et il y en a beaucoup) !

  • Bravo très réussi !!

    Je vais faire tourner ça et aller voir l’original ^^

  • Excellent texte, bravo, merci.

  • « j’aime mieux parler raison avec vous, que de passer ma matinée à jouer au démineur. » collector !!

    • Héhé... Les gens du XVIIIe avaient d’autres passe-temps ; le texte original est :

      il vaut mieux que nous parlions raison, que de médire de notre prochain.

      Comme quoi les réseaux sociaux n’ont rien inventé :)

  • merci pour ce bon moment :-)

  • Très bon article ! Bravo à toi !

    Je sens que je vais le faire tourner aussi :)

    Voir en ligne : très bon

  • Ha ha ! Vous fûtes inspiré. Ho ho ! Je m’en suis régalé. :o)

  • Ha ha ! Vous fûtes inspiré. Ho ho ! Je m’en suis régalé. :o)

  • Je passais là par hasard - non pas, mais pour voir ce qu’il y avait de neuf depuis que j’ai téléchargé pdf et musique de l’Affaire étrangère (intéressant ; j’ai écouté plusieurs fois) - et je suis tombé sur ce texte bien écrit et bien rafraîchissant, ma foi. Que vous avez, jeune homme, la « teste bien faicte » ! J’ai plus que deux fois votre âge et je suis avec intérêt votre activité oxygénante. Lâche pas ! (comme on dit de ce côté-ci de la Francophonie ;) Laurentin

  • J’aime beaucoup :-)

    Merci d’en avoir parlé hier soir ! On peut diffuser sans contrainte ? C’est publié sous CC-BY-SA ?

    • Bonjour et merci d’être passée par ici !

      Comme la plupart de mes articles, celui-ci est disponible sous à peu près n’importe quelle licence copyleft (je n’ai jamais vraiment tranché entre la LAL et la CC by-sa, et ma propre licence LOL qui porte bien son nom).

      Donc, ce n’est pas exactement ce que j’appellerais « sans contrainte » mais ça s’en rapproche :)

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