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De l’art d’acheter de l’anti-matière

Réflexions sur la Propriété Intellectuelle.

jeudi 1er novembre 2007, par Valentin.

Voici un long article sur un sujet complexe. Comme toujours dans ces cas-là, l’essentiel n’est pas dans le contenu, mais dans les nombreux liens qui vous permettront d’avoir sur la question un point de vue plus complet.

 Propriété

Comme je l’ai dit ailleurs, j’ai longtemps été naïf.

Je croyais, par exemple, dans ma naïveté, que le Droit d’auteur visait à protéger les auteurs.

Je croyais que les idées, le savoir et la culture, appartenaient à tout le monde.

C’était compter sans une notion sortie de leur chapeau par quelques industriels, détournant pour ce faire une notion philosophique du XVIIIe siècle : la Propriété Intellectuelle !

Cette notion a subi, tout au long du XIXe siècle, un insidieux glissement de sens, particulièrement dans les pays anglo-saxons où elle se transforme en “copyright”. La France, est-il besoin de le dire, ne sera que trop heureuse de les imiter par la suite. Il s’agit tout simplement d’un processus de privatisation, qui, s’opérant conjointement entre les acteurs politiques et économiques, permet aux premiers de mettre la connaissance, la culture, et de façon générale tous les biens immatériels, entre les mains des seconds.

 Des concepts et des saucisses

Cette notion de Propriété Intellectuelle mérite, si vous n’avez pas eu la patience de suivre tous les liens ci-dessus — ce que je peux comprendre — qu’on s’y arrête un instant. En effet, nous n’avons pas affaire ici à une mais à deux notions juxtaposées : la propriété d’une part, et la shpère de l’intellect, c’est-à-dire des idées.

Dire qu’une idée puisse appartenir à quelqu’un, en effet, ne va pas de soi. Et il n’est pas anodin que cette notion apparaisse au XIXe siècle, siècle de la Révolution Industrielle, siècle où les biens matériels sont produits en quantité... industrielle, justement ; siècle du capitalisme triomphant. Pas anodin non plus, le fait que le copyright naisse en Angleterre, patrie d’origine de la Révolution Industrielle.

La Propriété, en elle-même, est l’une des « nouvelles » valeurs de l’époque moderne. En un sens, la Révolution Française a pour beaucoup été une manière d’affirmer « ceci est à moi ». Je ne l’invente pas : voyez donc comment se termine la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 :

Article 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé

Possédons ! Car tel est notre « droit inviolable et sacré » ! Une telle phrase en dit long sur les auteurs de ce texte. Je veux bien croire que les rédacteurs du texte avaient en tête le bien du Peuple, et de permettre aux pauvres gens d’avoir un toit et du pain. Mais le siècle suivant se chargea de montrer ce que la Propriété impliquait réellement : posséder des biens, de l’argent, des valeurs boursières, revenait également à posséder le pouvoir politique.

Dès lors, accoler à l’idée de propriété l’adjectif « intellectuel » s’inscrivait dans une démarche bien particulière, et fort peu innocente. Il s’agissait de définir les idées, le savoir, les choses de l’esprit, comme des biens 1, au même titre que — exemple au hasard — les pommes de terre ou les saucisses.

 Brevetons la roue !

À qui profite cette conception nouvelle ? Tout d’abord à ses instigateurs, qui s’offrent ainsi la possibilité de s’approprier à peu près tout ce sur quoi personne n’aurait encore songé à réclamer des droits. Il devient ainsi possible de se considérer comme propriétaire d’à peu près n’importe quoi : qui aurait, par exemple songé se définir comme le créateur du crayon ? On peut même breveter la roue, comme l’a brillament démontré un avocat australien en... 2001 !

Cela pourrait être simplement ridicule, mais le problème est hélas tout à fait sérieux. Avec le soutien d’administrations et de juridictions bienveillantes (j’y reviens dans un instant), l’Occident capitaliste trouve une nouvelle manière d’affirmer sa domination sur les pays pauvres. Je pourrais ainsi parler des brevets pharmaceutiques qui interdisent aux pays les plus touchés par le SIDA (particulièrement en Afrique) l’accès aux médicaments ; je pourrais aussi mentionner la culture ancestrale indienne, que des firmes occidentales mettent en pièce brevet après brevet : le yoga fait l’objet de centaines de brevets américains, mais aussi la médecine traditionnelle et même... le riz basmati !

Une loi est comme un crime : il faut chercher à qui elle profite. J’ai déjà dit ailleurs tout le bien que je pense de notre République Populaire de France ; il me semble que nous sommes en droit de nous poser, avec vigilance, la question du bien-fondé et de la légitimité des mesures prises par les gouvernements élus2.

Ainsi du droit de la Propriété Intellectuelle en France, tel que peu à peu redéfini depuis le XVIIIe siècle. À qui profite-t-il ? Aux inventeurs, aux créateurs, aux auteurs ? Peut-être ; il est difficile de le prouver, tant les intéressés sont eux-même divisés sur la question. Et dans ce cas, pourquoi doit-il s’étendre près d’un siècle après le décès des auteurs en question ?

 Culture, art, connaissance : le règne de l’industrie

Ne soyons pas dupes : les vrais bénéficiaires de ce dispositif, depuis l’origine, sont les éditeurs, les producteurs, les groupes industriels ou tout ceux qui parviennent à opérer une mainmise sur la propriété de ces « produits de l’esprit ». Propriété qu’ils vont dès lors défendre becs et ongles, notamment grâce à la bienveillance du législateur.

Les dernières législatures ont clairement mis en évidence la volonté du gouvernement français de satisfaire les industriels de la culture. Ainsi la délicate question de la diffusion par internet des contenus culturels (improprement appelée, jusque dans les textes de loi, « piratage ») fait-elle en ce moment même l’objet d’une mission dirigée, sans rire, par... le patron de la FNAC !

La durée de protection de la Propriété Intellectuelle n’en finit pas de s’allonger, pour atteindre des durées parfois absurdes. Le comble étant à chercher aux Etats-Unis, où le célèbre « amendement Disney » a été voté spécialement... pour éviter que le personnage de Mickey ne tombe dans le domaine public !

Il y a mieux : en France, la protection et la défense des intérêts liés à la Propriété Intellectuelle sont l’apanage de sociétés privées, qui, chose tout à fait inhabituelle pour des organismes de cette nature, échappent peu ou prou au contrôle des institutions de la République (telles que la Cour des Comptes).

Certaines de ces sociétés ont développé une forme de monopole qui leur permet de s’imposer à la plupart des créateurs, quitte parfois à à des procédés fortement discutables tels que le chantage (j’en sais quelque chose) ou certaines variantes du terrorisme administratif :

  • au mépris de la vie privée.
  • à l’insu des auteurs,
  • dans des proportions qui confinent au ridicule (j’attire particulièrement votre attention sur ce lien, qui me semble tout à fait caractéristique de la situation actuelle)...
  • le tout, encore une fois, largement aidé par des décideurs complaisants (je sais que je me répète, mais une dépêche vient de tomber pour me le confirmer).

Exemple d’école : la SACEM3, De loin la plus contestée et la plus contestable, cette société au passé trouble poursuit, avec des méthodes dont je vous laisserai juges, sa « mission », dont j’ai pu, de par mon parcours de musicien, observer les effets et méfaits.

Les conservatoires sont toujours à la merci de « descentes » surprise, la plupart du temps musclées, où les affaires personnelles des élèves et des enseignants sont fouillées (abusivement d’ailleurs, dans la mesure où les employés de la SACEM n’ont pas valeur d’officiers de police judiciaire), les placards mis sens-dessus-dessous, et les archives du conservatoire consciencieusement épluchées. Ces miliciens de l’édition, que cherchent-ils ? Des traces d’activité terroriste ? Des indices de racket des élèves, ou de conspirations racistes ? Que nenni ! (vous me direz, ce n’est pas leur rôle)

Ce qu’ils cherchent, ce sont des photocopies de partitions. Tout simplement. De ces photocopies que les élèves, qui n’ont parfois pas la patience ou pas les moyens de payer 50 euros un recueil pour étudier seulement une page ou deux, commettent parfois l’imprudence d’amener au conservatoire — ou, pire, de ces photocopies que les professeurs distribuent parfois, dans leur coupable mansuétude, avec l’espoir qu’ainsi les élèves n’auront pas d’excuse pour se dispenser d’apprendre leur morceau, leur leçon ou leur exercice.

De toute façon, aucune différence : en un pareil cas tout le monde est coupable, de l’élève au professeur, et jusqu’au directeur du Conservatoire. L’amende sera salée, à moins que l’un des intéressé aille jusqu’au procès : auquel cas soit il lui en coûtera encore plus cher, soit il sera relaxé — j’ai d’ailleurs un exemple précis en tête. L’issue du procès, comme dans tous les cas dits de « piratage », se joue à peu près à pile ou face, suivant le juge et sa conception du civisme — même si c’est l’un des nombreux domaines où le législateur ne ménage pas ses efforts pour décider à la place des magistrats.

Il existe une solution, préventive : le célèbre « timbre SACEM », que les conservatoires achètent à grands frais pour se prémunir contre de tels désagréments. Le timbre SACEM, pour ceux qui ne le sauraient pas, est un timbre à coller sur chaque page de chaque exemplaire de la partition que l’on photocopie, et ce chaque année — j’ai ainsi vu des partitions à côté desquelles le pare-brise d’une Simca collectionnant ses vignettes depuis 40 ans aurait l’air étonnamment dégagé.

Vous noterez que, dans l’affaire, tout le monde et la SACEM la première se moque éperdument de savoir si les photocopies ainsi estampillées seront celles d’œuvres sous droit d’auteur, d’œuvres enregistrées à la SACEM ou non, ou quoi que ce soit. On ne fait pas les difficiles : c’est le principe même du racket.

 Défoulez-vous sur la musique !

La musique, j’entends, la musique écrite, occupe en effet une place à part, à mi-chemin entre le matériel et l’immatériel, qui en fait une proie de choix pour les goujats de tous poils.

Comme vous allez le voir, dans le cas d’une partition, la Propriété Intellectuelle est très dure à définir. En gros, les notes en elles-même appartiennent au compositeur (et deviennent donc (théoriquement) légales 70 ans après sa mort, les années de guerre comptant double4.

Mais pour accéder aux notes, encore faut-il avoir accès à une édition. Et là, c’est le cauchemar. En effet, l’éditeur (depuis l’époque — bénie — où celui-ci faisait un réel travail de mise au propre de la partition, mise en page, gravure à la main etc.) est propriétaire de tout ce qui n’est pas les notes : choisir de mettre une clé de sol ici et pas là, rajouter une liaison ici, un doigté là etc.

En d’autres termes, pour pouvoir reproduire une partition, il faut que non seulement le compositeur soit mort depuis des lustres MAIS également l’éditeur lui-même. C’est pourquoi photocopier du Bach est, par exemple illégal dans la plupart des cas.

La solution est donc d’éditer complètement, de zéro, toute la partition. C’est le choix que font aujourd’hui la plupart des professeurs en conservatoire. Et pour bien montrer qu’ils ne se sont pas contentés de recopier une partition récente — ce qui est bien évidemment le cas — ils sont obligés de montrer qu’il s’agit de leur version, qui n’appartient qu’à eux. D’où certains faux-semblants assez glauques : ainsi je me souviens avoir, dans mes années d’études, travaillé un jour sur une partition du célère Premier Prélude du Clavecin bien tempéré, en Do majeur... auquel il manquait une mesure ! Et le professeur, qui était l’auteur de la supercherie, de nous expliquer, posément, que c’était « obligatoire » d’altérer (ici d’amputer) la partition.

J’ajouterai deux choses.

Tout d’abord le morceau ainsi « édité » par le professeur devient... la propriété de ce dernier ! Il est soumis au Droit d’auteur tout comme une partition du commerce, est la SACEM est abilitée à réclamer des droits dessus.

Ensuite, cette combine ne marche bien évidemment qu’avec des œuvres du Domaine Public. En d’autres termes, que l’on ne vienne pas s’étonner si les jeunes qui « apprennent la musique » ne connaissent pas la musique des auteurs contemporains, puisque même Ravel est — ô combien — interdit de cité !

La véritable, la seule réponse à cette situation révoltante, réside dans les licences libres. Saisir, par exemple grâce au logiciel Libre LilyPond des partitions classiques, ou, mieux, vos propres partitions, puis les poster, par exemple, sur le site du projet Mutopia ; tel est le meilleur réflexe à avoir.

Attention : éditer la partition oui, mais de quelle source ? Le casse-tête ne fait que commencer.

Écumons les brocantes, les greniers, tombons sur une vieille partition de plus de 100 ans (il y en a). Dans ce cas, pas de problème. Nous pouvons la photocopier, la rééditer, ça ira à peu près.

Mais s’il n’y en a pas ? Que dire, par exemple ce nocturne posthume de Chopin découvert dans un grenier dans les années 70 ?

Il faut alors pouvoir accéder aux sources. C’est-à-dire, le manuscrit autographe (ou en l’occurence, celui qu’a recopié un ami de Chopin). Mais ledit manuscrit, même si la MUSIQUE qu’il contient est dans le Domaine Public, le bout de papier, lui, physiquement, appartient à quelqu’un : le paysan polonais qui l’a découvert, ou au pire les descendants de l’ami de Chopin s’il y en a et si l’authenticité peut être avérée.

Ces gens, que font-ils ? leur premier réflexe est de vendre la partition, non à un musée, mais à un collectionneur privé, qui l’enfermera dans son coffre et monnayera l’autorisation de le consulter à... un éditeur de musique (lequel se fera une joie de payer un peu plus cher pour une clause d’exclusivité).

Et voilà.

Le tour est joué.

L’oeuvre a été écrite il y a presque deux siècles, l’auteur, l’éditeur, les ayants-droits, le cousin du concierge de l’imprimeur, sont tous morts depuis belle lurette.

Mais elle est entièrement gouvernée par la Propriété du dernier requin qui est arrivé à faire son hold-up dessus (avec la bénédiction du législateur).

Et attention : comme je l’ai déjà dit, les requins en question ne plaisantent pas : à l’heure où je vous écris ces lignes, le site de l’International Music Score Library Project, une plateforme libre de partage de partitions sur Internet, qui était aux musiciens de tous les pays à peu près ce que Wikipédia est aux citoyens du monde entier, l’IMSLP donc, a été contrainte de fermer ses portes, son fondateur ayant fini par céder aux menaces répétées d’un des plus gros éditeurs de partitions. L’IMSLP reposant sur les contributions des musiciens bénévoles, certains — les inconscients — avaient eu la mauvaise idée de partager des partitions de Bartok, voire, hérésie suprême, de Stravinski, et ce en toute bonne foi puisque la loi du Droit d’auteur canadien (l’IMSLP est hébergée au Canada) les y autorisait. Mais de petits détails tels que le bon droit ou la Justice n’étaient rien aux yeux d’Universal Editions, qui, loin de demander simplement le retrait de ces partitions, a tout simplement exigé (au moyen d’une armée d’avocats) la fermeture définitive du site, au motif que... de tels abus risquaient de se reproduire un jour !

Même s’ils n’étaient absolument pas dans leur droit, même s’ils auraient très probablement perdu un éventuel procès, les éditions Universal comptaient précisément sur le fait qu’elles n’avaient en face d’elles qu’un simple citoyen bénévole, aux ressources et à la disponibilité limitées. Un citoyen qui n’avait pour se défendre que son bon droit, et son sens de la justice ; autant dire trois fois rien, dans cette république bananière 2.0 que l’on nomme aujourd’hui le Monde civilisé.

 Nouvelle donne

Cependant, ces événements, ainsi que la crispation généralisée autour des questions de Propriété Intellectuelle, ne mettent en évidence qu’une seule chose : l’inévitable effondrement du modèle issu de la Révolution industrielle.

En effet, la situation a bien changé aujourd’hui. La technologie existante permet une libre circulation de l’information. La rupture entre le matériel et l’immatériel est dès lors flagrante : tout ce qui peut se résumer à une succession de 0 et de 1 est, potentiellement, apte à être diffusé dans le monde entier... échappant ainsi au contrôle de son créateur, et de tout organisme prétendant parler en son nom !

Ce qui a pu faire illusion un moment (c’est-à-dire au XIXe siècle) ne peut plus fonctionner dans un tel contexte. La nature même de l’immatériel, c’est-à-dire des notions, des idées, de ce que l’on pourrait nommer l’« air du temps », leur vocation à circuler, à se répandre, à inspirer les gens de culture de tous pays, de toutes générations, apparaît tout d’un coup. Peut-on parler d’une nouvelle Révolution ? Je m’en garderais bien ; laissons cela aux futurs commentateurs. En revanche, je vois dans quelques articles des expressions telles que « société du savoir » ou « temps des biens communs »

Certes, se pose alors le problème de l’économie. Habitués que nous sommes à faire un travail ennuyeux pour nous nourrir, il nous est un peu difficile d’imaginer que l’on puisse passer des heures à œuvrer pour le « bien commun » sans la moindre rémunération — d’autant que, qu’on le veuille ou non, il faut bien faire bouillir les spaghettis.

Un tout autre modèle est à réinventer, c’est certain. Si je ne prétends bien sûr détenir aucune solution, je crois sincèrement que certains arrangements ont fait leur temps.

 La chute de la Valeur Pognon

Il me semble qu’il y a une différence énorme entre :

« Je dois payer pour avoir cet objet, donc je paye, et en échange j’ai l’objet »

===> le fait de payer est simplement une transaction que l’on subit : on est dans une démarche consumériste.

et :

« Je peux avoir cet objet, que je paye ou non. Mais cet objet me plaît tellement que je vais payer quand même. »

===> le fait de payer devient un choix que l’on fait, un acte presque militant : on est dans une démarche citoyenne.

En général, l’on me taxe d’idéalisme lorsque j’avance l’idée que, lorsque les gens ont le choix de payer ou non, beaucoup payent. Mais j’ai pour soutenir cette thèse quelques exemples tangibles :

  • de plus en plus d’entreprises se créent autour des logiciels dits libres, et parviennent à fonctionner, à une échelle certes plus humaine que Microsoft.
  • parmi les grandes entreprises du secteur informatique, de plus en plus choisissent de consacrer leurs ressources au développement de programmes libres, et ce choix leur permet en général de prospérer (Sun, IBM,...).
  • les fondations à but non lucratif autour du Libre, telles que la Mozilla Foundation ou la Wikimedia Foundation, enregistrent chaque année des bénéfices colossaux, comparables au chiffre d’affaire de bien des entreprises commerciales.
  • dans le domaine culturel, de plus en plus de groupes, suivant l’exemple de Radiohead, contournent les circuits de distribution traditionnels, et se garantissent ainsi une bien plus large diffusion.

J’aimerais ici prendre un autre exemple qui m’a récemment frappé. Cet exemple se situe, et il est d’autant plus précieux, bien en-dehors de la sphère des licences libres ; il s’agit du tout nouveau site de l’ex-émission de télévision Arrêt sur images qui a ouvert récemment. Ce site, on nous l’indique clairement, ne va vivre que grâce aux abonnements des visiteurs. Ah bon, s’abonner. Et pour combien ? L’on clique, par curiosité. Et là, l’on se voit expliquer que l’abonnement est à 30 euros. Mais que ça peut être 12 si l’on préfère. Et que ça peut même être gratuit, pour peu que l’on en fasse la demande.

C’est d’une efficacité redoutable. Ne rien payer ? Bof. Ça ne serait pas très fair play. On ne va sans doute même pas essayer, de plus ces gens ont besoin d’argent, ils nous l’ont expliqué. Alors on paye. On paye et on est heureux de payer ; car l’on sait que c’est un choix qui nous appartient5.

Après deux siècles et demi d’un capitalisme arquebouté sur les questions de prix, de transactions financières, de flux monétaires, je sens qu’un certain nombre de citoyens est tout simplement lassé de cette quête du profit que l’on nous présente comme l’alpha et l’oméga de toute existence humaine. Certes, les récentes campagnes électorales nous ont montré qu’une large partie de la population ne demande qu’à croire encore un peu à la Valeur du Travail, et à l’enrichissement personnel — comme l’on est tenté, parfois, de croire encore aux contes de son enfance.

Mais, écœurés par cette course incessante, truquée de bout en bout, par cette société criblée d’inégalités et de replis communautaires ou sociaux, certains ont décidé que non, ils ne joueraient plus ce jeu-là. Que non, leur vie n’aurait pas pour but d’avoir une plus belle voiture que celle de leur voisin. Que travailler pour vivre, d’accord, mais vivre pour travailler, adressez-vous à quelqu’un d’autre.

J’ai déjà cité ailleurs cet article sur le changement significatif de la notion de travail ; je pourrais également, de façon plus anecdotique, renvoyer à ce texte ou à ce documentaire récent ; mon propos est simplement de montrer que je n’invente pas ce sentiment, fait à la fois de lassitude et d’espoir, de réflexion intellectuelle et d’hédonisme, que représente pour moi les modèles libres — et notamment, par exemple, le fait d’élaborer le présent site Internet, et de passer du temps à y recueillir des ressources que j’espère utiles à l’un ou l’autre de mes hypothétiques futurs visiteurs.

Le divorce entre les biens matériels et les idées immatérielles représente aussi cela. Quelle meilleure illustration que la célèbre parabole biblique :

Donne un poisson à un homme, il mangera un jour. Apprends-lui à pêcher, il mangera toute sa vie.

La générosité ne se résume pas, bien au contraire, aux biens matériels. Transmettre une connaissance, un savoir, comme l’on peut aujourd’hui le faire si aisément, relève d’un autre degré de charité.

Ce qui explique peut-être cette notion presque « sacrée » que j’y trouve, à ma propre surprise : si l’on m’avait dit que j’ouvrirais ce [Site] pour y citer la bible...

Hum.

Reprenons-nous.

 Un monde différent, mais lequel ?

Jusqu’ici, on parlait d’anarchie comme d’un conte pour enfants, comme d’un groupe de rock. Or ce qui se met en place sous nos yeux, grâce à l’Internet et aux modèles Libres, n’est ni plus ni moins que l’avènement d’une anarchie. L’internet n’appartient à personne — ou en tout cas il en donne l’illusion.

Attention, quand je parle d’anarchie, je n’emploie pas le terme au sens ridicule de « saccages, pillages, tueries » du conte que j’évoquais à l’instant, mais au sens tout simple que décrivait Proudhon (après avoir cité les Écritures, le moins que je puisse faire est de citer du Proudhon) :

l’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir

Attention derechef ; je dresse ici un simple constat, et non pas une pétition de principe. D’un point de vue politique, d’ailleurs, cela ne tiendrait pas longtemps : le Libre est en effet tantôt perçu comme ultra-libéral (donc de droite), tantôt comme un nouveau communisme (donc de gauche) ; il réunit, de fait, des adeptes de l’une et l’autre doctrine — qui aurait cru, au passage, qu’un tel syncrétisme soit un jour possible ?

Non, c’est un simple constat : aujourd’hui, la circulation des idées et des connaissances, plus que jamais, échappe à tout contrôle et à tout pouvoir délibéré. Même en Chine.

En fin de compte, ce qui m’intéresse le plus dans ce processus, bien au-delà d’une supposée portée politique, c’est la notion de réappropriation. En tant que citoyens du monde, nous voulons, à notre tour, affirmer que le Savoir nous appartient, à nous aussi.

Le propos, me semble-t-il, n’est pas de nier la Propriété Intellectuelle, mais de la ramener à sa juste valeur : celle de paternité.

Vous faites un enfant, vous l’élevez. En cet être, si proche et pourtant si différent, il y a un peu de vous, mais pouvez-vous dire qu’il vous appartient, et qu’il vous appartiendra tant que vous vivrez ?

Bien sûr que non.

Ainsi des idées.

Ainsi de l’art.

Valentin


Vous trouverez des liens indispensables dans la même rubrique. À lire en priorité, les ouvrages de référence de Florent Latrive, à commencer par Du bon usage de la Piraterie — ils sont tous sous licence libre.


[1Cet argument est d’ailleurs aujourd’hui explicitement utilisé dans les débats autour de la diffusion de la culture sur Internet.

[2Comment, par exemple, laisser ces élus décider eux-même de leur propre rémunération ? Ou des limites aux cadeaux qu’ils peuvent recevoir ? — Ce qui n’est pas aisé à résoudre : si l’on créait une instance de contrôle, qui la contrôlerait ?

[3Mais j’aurais également pu évoquer la SCPP

[4D’ailleurs la Première Guerre Mondiale, pour une raison qui m’échappe encore, ne s’achève pas en 1918 mais en 1921. Tout est bon pour s’arroger quelques années de plus...

[5Je souhaite d’ailleurs à ce site, d’une intelligence remarquable, la longue et prometteuse carrière qu’il mérite.

Messages

  • Pour les partitions de la BNF ou de la bibliothèque de Versailles, la question ne se pose pas. Mais, qu’en est-il, par exemple, des éditions Fuzeau ? Peut-on recopier le manuscrit bien copié mais non forcément lisible (via Lilypond par exemple) et le donner à ses amis professionnels pour le jouer ensemble dans un concert payant ? Peut-on aussi mettre en ligne gratuitement sur son site internet (http://jv.a.free.fr par exemple) les partitions ainsi retravaillées ???? Voilà deux questions fondamentales que je commence à me poser avant de remplir doucement mais copieusement le site ...

    • Question épineuse.

      L’idée générale est que vous devez être l’éditeur de l’œuvre, et non le contrefacteur d’une édition ou d’un manuscrit (oui, car dans notre beau pays recopier quelque chose à la sueur de son front, fût-ce avec LilyPond, s’apparente à de la contrefaçon).

      Le tout est de s’entendre exactement sur la définition de « source ». En ce qui concerne les éditions Fuzeau — que je découvre d’ailleurs à cette occasion — il s’agit, si je comprends bien, de copies des éditions originales : la question est alors renvoyée à l’édition originale elle-même (du Haydn ou du Beethoven devrait passer, mais du Debussy ou du Ravel, par exemple, ça risque fort de coincer).

      S’il s’agit d’un manuscrit, c’est assez épineux également, puisque bien souvent aujourd’hui les manuscrits sont détenus dans des collections privées : s’il y a reproduction du manuscrit, il s’agit de savoir dans quelles conditions elle a été effectuée, et à quelle date. Reproduire la photo du manuscrit risque fort d’être illégal. Le réécrire sous LilyPond devrait passer dans la plupart des cas, si tant est, là encore, que la durée légale se soit écoulée.

      Je vois aussi sur leur site qu’ils publient de la musique contemporaine : alors là, c’est niet, de but en blanc. La musique contemporaine fait aujourd’hui l’objet d’une véritable confiscation (parfois au corps défendant des auteurs, parfois avec leur pleine approbation), qui n’aide aucunement à sa diffusion et à sa survie.

      Il s’agit là d’un cruel défaut d’information des créateurs eux-même : que vous soyez inscrit à la SACEM ou non, toute « création de l’esprit » que vous écrirez se verra automatiquement appliquer le droit d’auteur le plus restrictif possible, à moins que vous ne soyez bien informé de la question et que vous spécifiez très explicitement une licence alternative (encore faut-il que ladite licence soit approximativement compatible avec le Droit français, ce qui est un autre problème).

      Cela s’étend au processus d’édition, considéré comme un « bien » immatériel dont vous êtes propriétaire. En d’autres termes, si vous mettez des éditions LilyPond de partitions anciennes à disposition de vos visiteurs, pensez bien à spécifier dans quelles conditions : gratuites ou non ? redistribuables ou non ? modifiables ou non ? et quid du code source ? ainsi de suite.

  • Ces histoires de timbres, de descentes musclées etc. dans ce blog, c’est tantôt la SEAM tantôt la SACEM. Je m’y perds un peu !

    Cet avocat pourrait peut-être apporter de l’eau à votre moulin :

    Voir en ligne : Article Antoine Gitton

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