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9 - Ébauche d’une analyse (I) : les personnages

mercredi 28 janvier 2009, par Valentin.

Dimanche 25 janvier 2009.

Bon, ça n’est sans doute pas à moi de tenir un discours analytique sur cet opéra (de vieilles barbes s’en chargeront bien un jour, même — surtout — si ça fait un flop). Mais je me suis dit comme ça que ça pourrait être sympa de raconter un peu comment que je travaille, et comment qu’on a fait pour écrire ce truc.

(Juste au passage : Jochen vient de m’envoyer une photo où l’on nous voit ensemble, en compagnie de Lewis Trondheim. Cette photo devrait achever de convaincre tous ceux de mes lecteurs qui ne m’ont pas vu depuis plusieurs années et qui ne me croient pas quand je les préviens que j’ai pris 30 kilos pendant l’écriture de l’opéra.)


Donc voilà, commençons par quelque chose de pas trop technique par exemple : les personnages.

Ils sont au nombre de six.

Le Docteur Soprano lyrique
La Reine Soprano dramatique
Dieu Contralto
Le Chef de la garde Ténor
L’Étranger Baryton lyrique
Le Roi Baryton-basse

Vous aurez peut-être reconnu que je les ai ordonnés de la voix la plus aigüe à la plus grave ; c’est d’ailleurs ainsi qu’ils apparaissent dans la nomenclature officielle.

Mais les deux personnages les plus importants sont en fait les voix les plus graves : le Roi et l’Étranger.

Ces deux personnages de la bande dessinée d’origine, nous étions sûrs de les garder dans le livret de l’opéra. Les autres, en revanche, étaient moins évidents, et c’est là qu’un travail d’adaptation devint nécessaire.

La bande dessinée Politique étrangère, en effet, fait apparaître de nombreux personnages, plus ou moins marquants. Or à l’opéra, vous ne pouvez pas demander à un chanteur de venir pour chanter deux phrases, le temps de placer un gag. D’abord cela reviendrait très cher, ensuite ça n’est épanouissant pour personne : ni pour le chanteur, ni pour le compositeur.

Une solution assez simple est de fusionner deux personnages. Ainsi, le docteur et l’infirmière devinrent-ils un seul personnage ; de même pour le chef de la sécurité et son sous-fifre (choix moins évident puisque cela impliquait de se priver de pleins de gags entre les deux), de même enfin pour le dieu noir et le dieu blanc, qui deviennent un seul dieu dans l’opéra. Ce dernier choix était difficile pour des raisons quelque peu philosophiques : les monothéismes n’étant pas ma tasse de thé ni celle du librettiste, j’aurais préféré garder les deux, mais Lewis m’objecta à juste titre que cela ne servirait que pour un gag. En fin de compte, j’ai proposé d’ajouter le petit dialogue sur l’abonnement et la bourse, afin de rester dans la satire.

Pour d’autres personnages, eh bien... Eh bien, on n’a pas le choix : faut couper. Le marchand de légumes ? Exit. Le fantôme ? Envolé (à regret, mais Lewis voulait reprendre certaines de ses répliques dans le personnage du Chef).

Bon. Reprenons.

Le Docteur est un personnage masculin, chanté par une femme. Cela apporte un effet comique et une légèreté intéressante ; malheureusement lors de la production du spectacle je ne sais quels fantasmes ont conduit le big boss et le metteur en scène à y voir une doctoresse plantureuse, et l’aspect masculin du personnage a totalement disparu (Jochen Gerner, Jane Joyet et moi-même avons déjà eu toutes les peines du monde à l’empêcher d’être habillé en mini-jupe !)... Le rôle est créé par la soprano Delia Noble.

La Reine est le seul personnage féminin du livret. J’ai dû insister auprès de Lewis pour qu’elle puisse avoir un petit air solo, et quelques passages vocalisants (l’écriture mélodique du rôle est d’ailleurs assez particulière, j’en parlerai à l’occasion). C’est un personnage d’apparence frivole (comme la Marguerite de Faust, elle est obsédée par ses bijoux), mais aussi méditatif et maternant envers le Roi. Le rôle est créé par la soprano Catherine Hunold.

Dieu est à l’origine écrit pour une voix de femme très grave (afin d’avoir un effet un peu étrange et ambigu quant à son sexe). C’était un rôle de comédienne et non de chanteuse, comme certains personnages chez Offenbach ; l’essentiel de son rôle était d’ailleurs muet. Lewis avait eu une idée assez déroutante : Dieu était censé être le jardinier du château, s’occupant des plantes dans son coin, et n’intervenant dans l’histoire que lorsque le Roi l’invoquait.
Au début de la production, coup de théâtre : le big boss me fait savoir qu’il a engagé une grande cantatrice pour ce rôle ! Comment faire ? Nous avons donc ajouté quelques parties chantées, pour étoffer la dimension vocale du rôle. Il n’empêche que ses interventions sont souvent ponctuelles et courtes, ce qui est fatigant et difficile pour la chanteuse. Le rôle est créé par Viorica Cortez.

Le Chef de la garde s’appelait à l’origine le « chef de la sécurité ». Un de mes premiers réflexes en voyant cela fut de m’imaginer mettre trois cent fois en musique ces sept syllabes... J’ai tout de suite suggéré à Lewis de le rebaptiser « chef de la garde », ce qui est plus court et surtout plus vocal (« chef de la gaaaaarde, chef de la gaaaaaarde ! » — à tester sur l’air de la Walkyrie). Le rôle est créé par le ténor belge Yves Saelens, très drôle.

L’Étranger est le personnage central de la bande dessinée. On ne voit jamais son visage (ce qui apportait d’ailleurs une contrainte délicate pour la créatrice des costumes : comment masquer le visage d’un chanteur sans l’empêcher ni de voir ni de chanter ?). Dans un opéra traditionnel, le premier rôle masculin est tenu par un ténor ; j’ai essayé de renverser un peu ces clichés en mettant le ténor dans un personnage comique et en écrivant le premier rôles pour un baryton (plus grave). Ça n’a pas complètement marché, comme on le verra plus bas. Le rôle est créé par le baryton italien/autrichien Marco di Sapia.

Le Roi est en fait le personnage principal de l’opéra, ce qui fut pour moi une surprise. Il tente sans cesse de reprendre le contrôle des évènements, sans jamais y parvenir. Il a quelque chose d’Ubu, ou du Roi se meurt de Ionesco (qui a d’ailleurs été adapté à l’Opéra par Olivier Kaspar au moment où nous travaillions sur notre propre adaptation). Le rôle est créé par Nicolas Courjal et son impressionnante voix de basse.


Six personnages, six rôles, six chanteurs (dont trois femmes et trois hommes ; j’en ai d’ailleurs profité pour commencer l’acte deux par un trio de femmes, puis un trio d’hommes). Ce nombre de six était intéressant pour moi, à plusieurs titres.

Pour toutes les explications qui vont suivre, il faut d’abord que j’indique que chaque rôle est ancré sur une note polaire ; c’est la note vers laquelle il revient toujours, et qu’il chante le plus.

Pour l’étranger, c’est do ; pour le Roi c’est ré ; pour le Chef c’est mi, pour Dieu c’est fa# ; pour la Reine, c’est sol# ; pour le Docteur, c’est la# (ou si bémol, ça revient au même).

Vous noterez que les trois hommes ont une note non-altérée (les touches blanches d’un piano), alors que les trois femmes ont une note altérée (touches noires du piano). Il y a mieux.

Hum. Depuis le IVe siècle avant JC, toute la musique occidentale est construite sur l’intervalle de l’octave juste (c’est-à-dire ce qui sépare un do grave d’un do aigu), qui est obtenue très mathématiquement : si une corde (de guitare, de piano) d’une certaine longueur vous donne le do grave, une corde deux fois plus courte vous donnera le do plus aigu d’une octave.
À partir du XVIIIe siècle, on a choisi de découper cette octave en douze intervalles égaux, que l’on nomme des demi-tons. Or si l’octave fait douze demi-tons, cela fait donc... six tons entiers.
J’ai donc ancré chacun des personnages sur une note polaire différente, ces six notes formant (mises bout-à-bout) les six tons de l’octave. Ça n’a aucun intérêt mais ça m’amusait.

Ensuite, ces six personnages peuvent former des paires.

D’un point de vue narratif, le Roi et la Reine vont ensemble, le Docteur et le Chef sont tous deux employés du château, et l’Étranger et Dieu ont tous deux un statut un peu à part. Ces trois paires sont donc chacunes reliées par un intervalle de triton (pas la bestiole, un triton est juste un intervalle de trois tons entiers) : ré/sol# pour le Roi/la Reine, etc.

D’un point de vue vocal (et cela a également une influence sur l’histoire, comme les couples vocaux de Cosi fan tutte qui s’avèrent être aussi des couples amoureux), les paires sont les suivantes : l’Étranger et le Roi ont quasiment la même voix (une relation d’équivalence va d’ailleurs naître entre eux), même si le second est plus « bouffe » (c’est-à-dire « comique », en vieil italien) ; la Reine et le Docteur fonctionnent de la même façon (même voix, même si la seconde est moins mélodique-lyrique), et le Chef et Dieu ont tous les deux une voix extrême (il arrive d’ailleurs fréquemment que le ténor chante en fait au-dessus de la contralto).

Le grand avantage d’avoir mis des voix masculines dans les rôles les plus bavards (le Roi, en particulier), est que plus la voix est grave, plus il est aisé de comprendre le texte. Pour des raisons acoustiques, mais aussi et surtout physiologiques : la voix de tête (dont se servent beaucoup les femmes lorsqu’elles doivent chanter dans l’aigu) est beaucoup moins articulée que la voix de poitrine, qui est plus grave et plus proche de la voix parlée — ce qui me faisait dire l’autre jour que les voix de chanteuses lyriques avaient quelque chose de plus inquiétant, car plus inhabituel.

(J’en profite pour signaler que, non, les opéras ne se chantent pas avec des micros ; les chanteurs doivent eux-même avoir les ressources de se faire entendre dans toute la salle, par-dessus tout un orchestre.)

Bref. Voilà l’effectif que nous avons choisi assez vite en écrivant les premières scènes, à l’été 2005.

La suite au prochain épisode.

Valentin

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