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12 - Zorro au poulailler.

vendredi 13 février 2009, par Valentin.

J’ai commencé à rédiger ce billet le vendredi 30 janvier 2009.

le jour de la Générale.

La répétition générale se situe à mi-chemin (plutôt le quart du chemin, dans le cas présent, mais n’anticipons pas) entre les répétitions normales et les « vraies » représentations. En fait, je découvre qu’il s’agit plutôt d’une espèce de vraie-fausse représentation plus ou moins privée, à laquelle sont conviés les initiés, les journalistes, les grosses légumes diverses et variées. À tel point qu’ici l’on a même instauré une « pré-générale », laquelle était prévue hier mais a été avancée à mercredi, en prévision de la journée de grève.

Pour corser un peu le tout, aujourd’hui étaient également conviées des classes de collégiens d’un peu partout (Béziers, Perpignan, etc). Au total, c’étaient pas moins de 700 personnes qui remplissaient la salle de l’Opéra pour cette Générale ; plutôt déstabilisant lorsque l’on a été habitué pendant trois semaines à répéter devant une salle déserte, où l’on pouvait se mettre n’importe où pour écouter et voir les chanteurs.

La télé était là, aussi. France 3, région Languedoc-Roussillon. Quel effet cela fait ? Pas particulièrement gratifiant. Ils sont restés environ trois minutes, le temps d’avoir quelques images, puis ont mis les bouts aussi vite qu’ils le pouvaient. Avant cela, on a eu droit à quelques interviews : de façon très originale et recherchée, ils ont interviewé le metteur en scène (Richard Mitou), le compositeur (bibi) et un des interprètes (au hasard, Viorica Cortez). Mais attention ! Le metteur en scène, il fallait l’interviewer dans le décor de l’opéra, parce que hein, c’est lui qui a fait le spectacle ; le compositeur, il a fait la musique, alors faut l’interviewer dans la fosse d’orchestre avec les musiciens à l’arrière-plan, etc. Et puis, vu que l’opéra est adapté d’une bande dessinée, il fallait absolument que tout ce petit monde-là tienne l’album à la main, pour bien montrer que, hein, attention, on l’a tous lu hein.

J’ai réussi à glisser un petit mot sur la licence de l’opéra et sur LilyPond ; ça sera probablement coupé au montage, mais j’ai eu une petite consolation quand, en éteignant sa caméra, le cadreur m’a fait un grand sourire et m’a parlé du projet GNU (dont fait partie LilyPond).

Bon, bref.

Ma femme était là, spécialement venue de Marseille pour voir la Générale et rester jusqu’à la Première. Il y avait Jochen aussi, dont je vous ai déjà parlé et qui regardait d’un oeil circonspect les nuages de bois dans le décor, peints en bleu et non en gris (comme il les avait dessinés) parce que l’imprimante des décorateurs fonctionne mal... Mais bref, disais-je.

J’étais assis entre les deux (entre ma femme et Jochen, pas entre les nuages ou entre le bleu et le gris) lorsque le spectacle commença. Je n’y restai pas longtemps... Ainsi que j’en avais pris l’habitude en répétant depuis trois semaines dans une salle vide, je faisais pas mal de messes basses à mon voisin ou ma voisine, et je battais la mesure du doigt, ce qui a le don d’insupporter ma femme. Pas que ma femme d’ailleurs : le type assis derrière moi n’a pas tardé à me faire comprendre (assez peu finement) que je l’importuner à « bouger tout le temps ». Je lui ai répondu sur mon ton le plus cassant (breveté 122bis), et j’ai quitté le parterre en quête d’endroits plus cléments.

Vieille habitude prise dans les jeux vidéos : quand tu ne sais pas où aller, tu montes. J’ai donc pris les escaliers, encore, encore et encore, pour me retrouver bientôt... au poulailler.

Le poulailler, c’est le dernier balcon tout en haut de la salle1. Il s’agit généralement des places les moins chères, et où la visibilité est la plus restreinte. Dit en termes moins pudiques, ça donne : « aha, tas de pauvres, vous allez rien voir et c’est bien fait pour votre pomme ; on veut bien faire semblant de daigner vous laisser entrer à l’Opéra mais si vous voulez voir le pestacle vous avez qu’à pas être pauvres, et puis c’est tout ! » En l’occurrence, le poulailler était peuplé non pas de volailles mais de collégiens surexcités de 5e et 6e qui venaient de je ne sais où, de Sète ou de Narbonne, de Bézier ou de Perpignan. Ravi, je me trouvai une petite place où j’allais pouvoir gesticuler tout mon soûl sans que personne n’en soit incommodé ni même ne s’en aperçoive.

Comme tout élève de collège placé dans de telles conditions, il est évident (et c’est peu dire) qu’ils n’en avaient, globalement, rien à foutre du spectacle. Il faut comprendre, aussi : ça a une vie passionnante, un collégien. Une vie sociale à entretenir (c’est ça ou mourir), des rites à respecter (tous les garçons doivent se mettre d’un côté, les filles de l’autre, et malheur à celle ou celui qui n’a pas trouvé de place adéquate), une culture à faire vivre (les gros mots, les blagues, les magazines de cul jeux vidéo). Et puis, surtout, cette aspiration constante à chercher toute trace de liberté dans un système normatif et carcéral. Autant vous dire que, livrés à eux-même dans la pénombre d’un poulailler, les zèbres ne demandaient qu’à s’en donner à cœur joie.

Ils me font rire, tous ces compositeurs, auteurs, metteurs en scène, qui viennent te dire combien leur création est inspirée, et regarde combien j’ai eu d’idées, et que je te fais une petite note d’intention par-ci, une conférence de presse par là, et que je t’invite des journalistes et d’estimés confrères à la Générale, et que je te serre la paluche aux politiques et aux entrepreneurs, et que je t’explique en long en large et en travers la richesse de ma pensée, et mon souci — attention, hein — d’être accessible à tous les publics, même si hein bon, mon cœur de cible inavoué c’est quand même les gens fréquentables, disons, les gens comme moi quoi.

À tous ces gens, je voudrais offrir l’opportunité, que dis-je, la chance, de passer un après-midi avec les collégiens de Perpignan (ou de Béziers, ou de Narbonne).

Ah, putain !

Quelle LE-ÇON, mes amis !

Bienvenue sur terre. Bienvenue chez les VRAIES gens, eussent-ils douze ans, bienvenue dans le monde des préoccupations quotidiennes, du style : « bon, ça finit quand ce truc, on a trois heures de car qui nous attendent », du style

  • « Eh Kevin ! T’as l’heure ?
  • — Nan, putaing, j’ai pâs l’heureu moi, eh Jibé, èlleu donneu l’heureu ta Péhèsseupé ?
  • — Attends, j’ai pas sauvegardé ma partie !
  • — Eh, les mecs, vous avez vu ? Jibé il joue !
  • — Oh, c’est quoi comme jeu ?
  • — Oh putaing, je le connais çui-là je l’ai tèreuminé en trois jours ! »

Quarante mètres plus bas, une cantatrice s’époumone.

D’un autre côté, cela permet aussi de voir quels petits détails parviennent, l’espace d’un instant, à capter l’attention de ce public. Exemples :

  • Tout miser sur le visuel. Ainsi, n’utilisez pas la crécelle dans l’orchestre, personne ne l’entend et tout le monde s’en fout. En revanche, la crécelle sur scène fonctionne pas mal.
  • À l’inverse, renforcer le visuel autant que possible par du son. Un coup de poing sur scène, tout seul, ne fonctionnera pas : personne ne regarde et tout le monde s’en fout. Par contre, coup de poing PLUS cymbale, là, ça se remarque (« Oh puténgue, t’as vu il l’a frappé ! — Oué, mais c’est nul, ils font semblant ! » etc.)
  • Enfin, ne cherchez pas à utiliser des mots que personne ne comprend. Ne dites pas :guano, mais dites caca.

Bref, je me retrouvais là, moitié amusé moitié exaspéré moitié fasciné (oui, ça fait trois moitiés, mais si j’étais compositeur je vous expliquerais que c’est ce que j’appelle mon esthétique). Et surtout, totalement incognito, tel Zorro dissimulé dans la foule et attendant son heure. Mais qu’aurais-je pu dire ?

Il y a douze ans, je n’aurais sûrement pas été le moins dissipé de ces tétards ; aujourd’hui ma seule envie, revancharde, viscérale et injuste était d’aller engueuler les malheureux enseignants qui s’étaient tous retranchés au bout de la travée. Je caressai un instant l’espoir de leur dire que voyons, on ne parque pas des classes devant un opéra comme devant une cassette vidéo, on prend un minimum de temps pour préparer une telle sortie, leur expliquer ce que c’est qu’un Opéra, leur présenter les personnages et l’histoire de la pièce qu’ils vont voir, etc. Mais évidemment, aujourd’hui ma seule motivation profonde eût été de bouffer du prof pour bouffer du prof, même si je sais bien que quand on a le malheur d’enseigner dans ce système ridicule, à mi-chemin entre le zoo et l’usine, quelque consciencieux que l’on soit, quel que soit le soin avec lequel l’on fait son travail, on ne peut espérer ni résultat positif ni même la moindre considération d’où qu’elle vienne. Sauvez les meubles et protégez-vous ; au fond, cette sortie à l’Opéra était, pour les profs autant que pour les zèbres, une occasion bienvenue de souffler un peu le temps de la représentation.

Je n’ai pas résisté, quand même, à mettre discrètement mon grand chapeau de justicier masqué : un moment je me suis penché vers mon jeune voisin et je lui ai dit tout doucement « tu sais, c’est moi qui ai écrit l’opéra là »... Je crois qu’il a été suffisamment impressionné pour faire vaguement passer le message. Dire que cela a eu la moindre influence, en revanche, serait follement illusoire.

J’ai quand même eu mon petit instant de fierté. Comme je le disais, tout est visuel : quand un collégien (qui a eu le nez sur sa montre pendant les cinquante dernières minutes) voit la lumière baisser, il applaudit, siffle et manifeste bruyamment sa présence. Or après la dernière scène, qui se termine tout en douceur, se trouve bref épilogue instrumental d’une douzaine de secondes, destiné à (réveiller et) faire applaudir le public... À cet endroit précis, j’ai donc interrompu les clameurs naissantes d’un péremptoire : « DOUZE SECONDES ».

Les gamins, se rendant compte de ma présence à cette occasion, se sont miraculeusement tus et ont entendu la musique.

Pendant douze secondes.

Valentin


[1Techniquement, il y en un autre balcon encore plus haut, qui est occupé par les poursuiteurs, dont j’ai déjà parlé.

Messages

  • ... Et notons que le poulailler se nommait jadis « le paradis ».

    Valentin serait alors, (lui qui a créé un « Dieu » d’opéra), monté visiter des angelots bavards : c’éti pas plus meugnon comme ça ?

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